Interview. Rashid Khalidi, historien américain d’origine palestinienne
PALESTINE L’historien Rashid Khalidi quitte sa chaire à l’université Columbia, aux États-Unis, consacrée au monde arabe. À cette occasion, il revient pour Mediapart sur son parcours, l’état des universités américaines, l’élection de Donald Trump et la situation au Proche-Orient.
Rashid Khalidi, né en 1948, est un historien américain d’origine palestinienne, considéré comme l’un des chercheurs majeurs sur le Proche-Orient et les relations entre cette région et les États-Unis.
Il a succédé à l’intellectuel palestinien Edward Saïd à la chaire que tenait ce dernier à l’université Columbia à New York, une chaire qu’il a décidé de quitter à la fin de cette année. Il a été, pendant vingt ans, l’éditeur du Journal of Palestine Studies.
En français, ont été publiés trois de ses livres : Palestine, histoire d’un État introuvable (Actes Sud, 2007), L’Empire aveuglé. Les États-Unis et le Moyen-Orient (Actes Sud, 2004) et L’Identité palestinienne. La construction d’une conscience nationale moderne (La Fabrique, 2003).
Rencontre à l’université Columbia, à New York.
Mediapart : Que peut changer l’élection de Donald Trump à la politique extérieure des États-Unis ?
Rashid Khalidi : Il est impossible de dire ce que Trump fera en matière de politique étrangère. Une bataille pour l’oreille de Trump semble se préparer entre les « néocons » et les isolationnistes. Mais il est impossible de dire comment cela affectera la Palestine.
Les choses apocalyptiques peuvent empirer ou non. Il est difficile d’imaginer ce que Trump pourrait faire de pire que ce que Biden et Harris ont déjà fait pendant treize mois, mais comme nous l’avons appris dans les années 1970 et 1980 pendant la guerre du Liban, les choses peuvent toujours empirer.
Je doute que Trump veuille une guerre avec l’Iran, ou qu’il souhaite que la guerre à Gaza et au Liban continue de faire rage lorsqu’il prendra ses fonctions. Toutefois, cela n’amènera pas nécessairement le gouvernement Nétanyahou à changer de politique. Le rapport de force s’est inversé depuis déjà un long moment, et la capacité des décideurs politiques américains à croire, ou faire semblant de croire chaque mensonge évident raconté par leurs interlocuteurs israéliens (« boucliers humains » ; « toutes les précautions prises pour éviter des victimes civiles » ; « pas de nettoyage ethnique » ; « pas de génocide » ; « pas d’intention de recoloniser Gaza », etc.) semble sans limites. Je doute que cela change sous Trump.
Pourquoi quitter maintenant votre poste à Columbia, et dans quel esprit le faites-vous ?
Cela fait trois ans maintenant que j’ai entamé ce processus de retraite anticipée, ce n’est donc pas lié aux événements qui se sont déroulés ici, à Columbia, depuis le 7-Octobre. Depuis quarante ans que j’enseigne aux États-Unis, je sais comment me débrouiller avec les sujets difficiles, l’impérialisme ou le Moyen-Orient…
Mais je ne voulais plus faire partie d’un système universitaire où les priorités pédagogiques sont reléguées loin derrière les considérations financières.
Ce sont les trustees, les membres du Board, parmi lesquels les experts ont pris le pas sur les professeurs, qui gèrent l’université comme un hedge fund. Alors que Columbia est assise sur un fonds de réserve de plus de 15 milliards de dollars, et est le plus gros propriétaire foncier de New York, ils réduisent drastiquement le nombre de maîtres-assistants, ces doctorants qui sont chargés des TD et des copies. Il existe un choix clair et délibéré de privilégier la spéculation sur l’éducation.
Quelle est la situation à Columbia, un an après le 7-Octobre ?
L’atmosphère est à la répression. On ne peut plus entrer sur le campus sans passer par un contrôle policier. De nombreux étudiants ayant participé aux manifestations de soutien aux Palestiniens sont toujours sous procédure disciplinaire voire judiciaire. Les donateurs contrôlent tout, et ils ont aujourd’hui un poids plus important que les milliers d’enseignants du campus. Ce n’est pas très nouveau, mais la différence est qu’aujourd’hui les masques sont tombés. Auparavant, cela se passait en coulisses. Il n’en reste pas moins que de nombreux étudiants demeurent courageusement mobilisés et continuent d’affirmer leur soutien à la Palestine, mais c’est de plus en plus difficile.
Comment vous êtes-vous mis à travailler sur l’Irlande ?
Je ne suis qu’au début de ce projet consistant à étudier le colonialisme britannique en Irlande et en Palestine, qui s’étend de la moitié du XIXe siècle jusqu’au XXe siècle. La première fois que je suis allé en Irlande, j’ai été frappé des correspondances entre ces deux expériences coloniales, alors que les Irlandais ont vécu plus de huit siècles sous colonialisme britannique, tandis que pour les Palestiniens, cela n’a duré qu’une trentaine d’années.
Il y a des continuités dans le personnel, qu’il soit politique – notamment Arthur Balfour –, policier ou administratif. Mais contrairement à l’Égypte ou l’Inde, il existe dans les deux cas une logique d’implantation. Pour l’Irlande, il s’agit de « planters » anglais. Pour la Palestine, il s’agit du mouvement sioniste.
Quand Ronald Storrs, qui devient gouverneur militaire de Jérusalem en 1917, décrit la situation en Palestine comme la « création d’un petit Ulster juif dans une mer d’Arabes hostiles », il s’inspire directement de ce qui a été fait en Irlande.
Peut-on aller jusqu’à comparer les discriminations contre les Irlandais avec le racisme anti-arabe ?
La différence entre les Anglais et les Irlandais est religieuse, et pas ethnique. Mais l’attitude des Anglais vis-à-vis de l’Irlande pendant plusieurs siècles procède d’un genre de racisme. Certains textes parlent véritablement d’eux comme des bêtes, ou comme des Indiens d’Amérique du Nord, c’est incroyable !
Mais il y a bien sûr aussi des différences. Le sionisme ne correspond pas à une extension de la souveraineté de la patrie, comme nombre de colonialismes. C’est un projet national juif qui s’est allié avec les Britanniques dans le cadre d’intérêts communs.
Pour les Anglais, il s’agissait d’implanter des colons pour des raisons stratégiques. C’est l’intérêt de l’Empire et la raison d’État qui conduisent à mettre des juifs en Palestine, sans pour autant les aimer.
Votre livre de référence, « The Hundred Year’s War on Palestine. A History of Settler Colonialism and Resistance (1917-2017) », qui date de 2020, va-t-il enfin être traduit en français ?
Oui, alors qu’il était déjà traduit dans vingt-cinq langues, il ne l’était ni en allemand, ni en français, ni en italien, ni en hébreu. La traduction allemande est finalement parue il y a quelques mois et les traductions française, chez Actes Sud, et italienne, paraîtront en 2025.
Diriez-vous que la guerre contre les Palestinien·nes en cours à Gaza prolonge celles que vous décriviez dans ce livre, ou qu’elle franchit des seuils tels qu’ils vont jusqu’à rendre inadapté le terme même de « guerre » ?
On peut sûrement employer d’autres mots, mais j’ai choisi ce cadre d’analyse parce que les guerres coloniales peuvent avoir des périodes d’accalmie et des périodes d’embrasement, et parce que cela permet de compléter le regard sur qui sont les belligérants, au-delà de ceux qui se battent sur le terrain.
Cela me permet d’analyser notamment la déclaration Balfour de 1917 comme une déclaration de guerre contre les Palestiniens, de même que le plan de partage de la Palestine adopté par les Nations unies en 1947. Lors de la révolte palestinienne de 1937-1939, ce sont les Anglais qui font la guerre aux Palestiniens, pas les sionistes.
À partir de là, ce qui se passe aujourd’hui est-il une continuation ou une nouvelle phase de cette guerre séculaire ? Pour moi, il s’agit bien de la poursuite d’une logique politique et militaire qui vise à remplacer une Palestine arabe par une Palestine juive.
Theodor Herzl n’a pas écrit « L’État arabo-juif » mais L’État des Juifs. Les sionistes ne sont pas venus en Palestine pour rester une minorité, mais pour devenir la majorité et les maîtres du territoire, c’est clair comme le soleil.
Ce qui se déroule à Gaza est un nettoyage ethnique, une éradication du peuple palestinien dont les méthodes et les buts sont les mêmes qu’auparavant. Le problème est que les États-Unis et l’Occident voient tout avec une perspective israélienne. Je me dis parfois que le New York Times devrait se rebaptiser « Israël Times ».
Dans les pays qui demeurent les acteurs et les métropoles du projet sioniste en Palestine, il est nécessaire, comme l’ont toujours fait les colons, de nier la violence coloniale et le fait que la situation se réduise à une politique de déshumanisation qui peut se décliner en extermination, expulsion ou restriction de la vie dans des endroits de plus en plus confinés, comme c’est le cas en Cisjordanie.
Diriez-vous que le soutien inconditionnel apporté par les États-Unis ou la France à Israël est lié à leur propre histoire coloniale ?
Les histoires sont sans doute trop différentes pour une explication homogène de ce type. Les États-Unis sont un pays fondé sur l’extermination d’un peuple, mais qui n’a pas eu beaucoup de colonies, si ce n’est les Philippines, Hawaï ou Porto Rico. C’est une histoire différente des grands empires coloniaux qu’ont été ceux de la Grande-Bretagne ou de la France, qui ne se ressemblent pas eux-mêmes terme à terme.
Dans cette optique, le soutien à Israël a certes quelque chose de « naturel ». Mais il existe d’autres bases. Il faut d’abord prendre en compte la culpabilité occidentale. Ce ne sont pas les Arabes qui ont persécuté les juifs, mais bien vous les Européens. En ce sens, les Palestiniens sont sans doute les dernières victimes de l’Holocauste, comme l’a dit un survivant de la Shoah. Cette culpabilité est activée et militarisée pour exiger un soutien total à Israël.
Aux États-Unis, c’est différent. Il y avait ici des lois d’immigration racistes qui ont empêché beaucoup de juifs de fuir le nazisme, mais les Américains ne se sentent pas aussi coupables que les Européens. Les facteurs sont d’abord stratégiques mais aussi financiers.
Il faut se souvenir que la guerre, c’est très rentable. Si on regarde les grands donateurs qui ont financé les campagnes de Donald Trump et de Kamala Harris, beaucoup appartiennent au complexe militaro-industriel, pour lequel Israël est un excellent client.
Il faut ajouter à cela le sentiment très présent chez les protestants évangéliques qu’il faut appuyer le retour des juifs sur la terre d’Israël afin que le Messie vienne et que l’Apocalypse arrive.
Mais aussi que la mentalité de « cow-boys » anime encore largement les États-Unis et que beaucoup ici identifient les Israéliens à de puissants cow-boys et les Palestiniens à des Indiens dont le sort importe peu…
Vous étiez présent comme conseiller à la conférence de Madrid de 1991, durant laquelle on avait cru la possibilité d’une paix plus proche que jamais. Rétrospectivement, diriez-vous qu’il y a eu des erreurs faites par la délégation palestinienne ?
Oui, beaucoup. D’abord le cadre imposé, qui ne donnait pas le choix de la composition de la délégation palestinienne. Ensuite le fait que tous les sujets ne pouvaient pas être discutés et qu’il était imposé aux Palestiniens de mettre de côté la question des réfugiés, des frontières ou de Jérusalem.
Enfin, la plus importante : le fait que les dirigeants de l’OLP n’ont pas saisi qu’il y avait un plafond de concessions impossible à dépasser et qu’il aurait fallu briser ce plafond si l’on voulait obtenir un véritable État.
A aussi beaucoup joué le fait que la délégation palestinienne pensait se trouver face à une délégation israélienne, avec les États-Unis comme arbitre, alors qu’elle était en réalité face à une délégation israélo-américaine.
L’un des négociateurs américains, Aaron David Miller, a explicitement formulé le fait que les États-Unis avaient été les « avocats » d’Israël. À un moment où les négociations étaient bloquées, le diplomate américain Dennis Ross a dit que les États-Unis allaient avancer une proposition de compromis, et ils sont revenus avec une proposition pire que celle de la délégation israélienne !
Il est impossible de refaire l’histoire, mais je pense qu’avec des propositions plus fermes, nous aurions pu obtenir davantage que ce compromis mal embouché qui a mené aux discussions d’Oslo puis à leur échec.
Il faut pourtant se souvenir qu’il suffirait aux États-Unis de passer un coup de fil pour que les massacres s’arrêtent ou que des pourparlers reprennent. Ils l’ont fait lors des accords de désengagement d’Israël en Égypte en 1973-1975 ou pour arrêter la guerre de 1982 au Liban.
L’idée de « communauté internationale » a-t-elle encore un sens, au vu de ce qui se passe à Gaza ?
Je ne veux pas jeter le droit international sous les roues de l’autobus, mais je pose une question : que désignait la communauté internationale à l’époque de la Société des Nations ? Les Anglais et les Français, vainqueurs de la Première Guerre mondiale.
Qui décide à l’ONU ? Les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et les Soviétiques. Quand ces vainqueurs étaient d’accord, ils imposaient leurs décisions, comme au moment de la partition de la Palestine en 1947 ou de la crise de Suez en 1956. Quand ils étaient en désaccord, il existait des marges de manœuvre.
Depuis l’effondrement de l’URSS, nous sommes entrés dans un monde unipolaire dans lequel il n’existe pas un droit international, mais une loi internationale pour les États-Unis et leurs amis.
La Cour pénale internationale devrait être appelée la « Cour africaine de justice », puisqu’elle ne s’en prend qu’à des dirigeants africains, et jamais aux responsables américains pour ce qu’ils ont fait en Afghanistan, aux responsables chinois pour leur action contre les Ouïghours ou aux responsables russes pour leur guerre contre les Tchétchènes.
Je ne dis pas que le droit international ne peut pas évoluer, comme le montre par ailleurs l’action menée par l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de justice, sur ce qui se déroule à Gaza. Mais il n’en reste pas moins que les élites des pays occidentaux sont unies pour défendre une position israélienne où l’on peut considérer que cinq cents morts, dont des dizaines d’enfants, dans un bombardement, c’est en raison des « boucliers humains »…
Nous sommes, aux États-Unis plus particulièrement, gouvernés par une gérontocratie biberonnée par des images et des stéréotypes racistes sur les Arabes. Parmi les plus jeunes, même s’il y a des pro-israéliens, on voit tout de même le monde avec une perspective différente.