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A suivre. Les débuts noirs de Claude Sautet

SERIE B Au commencement de la carrière de Claude Sautet, deux films qui n’ont pas marché et ont failli le couler. Pourtant, ce sont deux très bonnes série B, où l’on peut déjà déceler ses thèmes de prédilection et la « magie invisible » qui sera le sel de son cinéma.

Il existe un paradoxe Claude Sautet. Il est l’un des cinéastes les plus populaires du cinéma français, qui a toujours rempli les salles et dont les films sont toujours disponibles et rediffusés, même au fin fond de C8. Et pourtant, la critique ne l’a pas vraiment ménagé et peu d’études et de livres lui sont consacrés.

De Libé aux Cahiers du cinéma, les chroniqueurs cinéphiliques connus pour dégommer tout ce qui pouvait sembler de facture un tant soit peu classique ont reconnu en Claude Sautet, dans leurs bons jours, un aimable artisan. Et quand le vitriol a remplacé l’encre, un cinéaste bourgeois, simplement intéressé par les malheurs financiers et sentimentaux de mâles grisonnants tabagiques et surexcités.

Bien sûr que quelques clichés fonctionnent. Claude Sautet est un cinéaste fétichiste. Et ce sont ces fétiches qui collent à la rétine et deviennent des souvenirs attachants : la cigarette, la bagnole, les ruptures dans les cafés… Tout ce qui peuplera le monde de Sautet dans ses treize films. (Seize selon IMDb, mais certains, invisibles aujourd’hui, ne sont pas crédités.)

Mais il existe aussi un espace plus obscur, caché entre les images, des personnages aux regards sombres, aux comportements imprévisibles, des traumas cachés et des silences qui en disent long. C’est aussi dans les films moins connus du cinéaste que nous allons tenter de chercher sa part d’ombre.

Claude Sautet aurait eu cent ans cette année. Il est né le 23 février 1924 à Montrouge (Hauts-de-Seine) au sein d’une famille de la petite bourgeoisie. Beaucoup d’éléments de son enfance se retrouveront dans ses films. Un père absent, qui « parlait très peu » et « ne racontait jamais rien* ». Celui-ci était directeur d’une usine en déclin et courait après l’argent. Mais Claude Sautet se souviendra aussi de vacances heureuses et de pique-niques interminables. L’arbre généalogique du cinéaste est multiple, où se mêlent prolos et petits patrons, une diversité que l’on verra dans ses films. Une branche paternelle plutôt excentrique et artiste, les Dutronc – Jacques est le petit-cousin de Claude.

Cancre mais touche-à-tout, il ne peut se voir qu’artiste, encouragé en cela par sa mère. Il s’intéresse à la peinture, à la sculpture, puis rentre à l’Idhec pour apprendre le cinéma. Comme beaucoup à la même période, il commence par aller chercher les sandwichs sur les plateaux de tournage avant de faire du montage, de l’image et de devenir assistant à la réalisation. Même s’il exerce ce métier sur des films plutôt médiocres, il fait ce qu’il peut pour les améliorer. On commence en particulier à lui faire confiance pour améliorer les dialogues et peaufiner les scénarios.

C’est sur le tournage du Fauve est lâché qu’il fait la connaissance de Lino Ventura, qui lui propose de porter à l’écran un roman de José Giovanni : Classe tous risques, le premier film officiel de Claude Sautet.

Le long-métrage raconte à la manière d’une tragédie comment Abel Davos quitte l’Italie pour la France, recherché par la police après un hold-up commis dans les rues de Milan avec son complice. À Menton, sa femme et son complice sont abattus et il se retrouve, avec ses deux enfants, obligé de remonter à Paris. Ses anciens partenaires de crime, pas très motivés de le voir revenir, lui envoient néanmoins un jeune homme pour l’escorter. Il s’agit de Stark (Jean-Paul Belmondo). Nous suivons donc le développement d’une amitié entre les deux hommes ainsi que la vendetta d’un homme traqué.

Ce premier film, brillamment mis en scène, sorti le 16 mars 1960, est une œuvre ambiguë, un peu comme s’il appartenait à deux mondes, entre un cinéma ancien et moderne. Dans les années 1950 et 1960, la mode est au polar musclé avec Lino Ventura ou Roger Hanin ; les cinémas vivent de séries B entre les OSS 117 et la série Le GorilleClasse tous risques fait intégralement partie de cette veine-là. Claude Sautet le dit, il était intéressé par l’action, celle qu’on voit dans les films américains, et par l’énergie de Lino Ventura.

Entre la Série B et la Nouvelle Vague

Et pourtant on peut déceler quelques thèmes récurrents qui figureront dans tous les films suivants. L’argent bien sûr, l’amitié virile, l’Italie et la paternité (dans Classe tous risques, Lino Ventura a l’air pataud avec ses enfants. Il n’est pas libre. Il y a peu d’enfants en général dans les polars. Ventura, Delon, Belmondo ont rarement joué les pères de famille).

Le rythme est plutôt bon. Il y a une vraie créativité, avec une scène de braquage tournée dans les rues de Milan sans autorisation. Ce qui ne fut pas sans poser de problème : des passants, les prenant pour de vrais braqueurs, tentèrent de rattraper les acteurs. Mais le cinéaste remplit son contrat, avec la maîtrise de l’assistant-réalisateur qui peut enfin assumer ses propres choix. Seulement le film est double, appartenant à la fois au passé et à la modernité et cela se voit au choix même des acteurs. Ventura était, même en 1960, l’acteur antimoderne par excellence et sera voué aux gémonies par la Nouvelle Vague, alors que Belmondo sera l’un des acteurs emblématiques du mouvement.

Le film passe inaperçu, arrivant sans doute trop tard. En effet, trois semaines après sort son film miroir, son NemesisÀ bout de souffle de Jean-Luc Godard avec Jean-Paul Belmondo également. Et il faut l’avouer, il est logique que l’un soit resté dans l’histoire, l’autre moins. Parce que Sautet n’a pas su capter Belmondo qui ne donne pas toute sa mesure. Le réalisateur n’est pas encore le grand directeur d’acteurs qu’il sera plus tard.

C’est peut-être ça tout ce qu’il y a de bien avec Claude Sautet, le goût d’être « indéfinissable ».

Et ce premier film voit le jour en même temps que ceux de la bande des Cahiers du cinéma. Claude Chabrol sort Le Beau Serge en 1958 ; Éric Rohmer, Le Signe du Lion un an plus tard. Mais Claude Sautet se tiendra éloigné de la Nouvelle Vague. Le réalisateur, en parlant de cette distance, évoque sa timidité et un parcours différent, lui qui a charbonné jeune sur les plateaux pour se créer sa place. Il se sentait moins littéraire et sans doute moins cinéphile. Il n’a donc pas fréquenté la bande, qui a ignoré ses films et l’a plus reconnu comme scénariste, à l’exception de François Truffaut avec qui il tissera un lien qui durera jusqu’à la mort du réalisateur de Jules et Jim en 1984.

Ce qu’on ressent en regardant Classe tous risques, c’est que ce n’est un film ni dans la « qualité française » ni dans la modernité. Et c’est peut-être ça tout ce qu’il y a de bien avec Claude Sautet, le goût d’être « indéfinissable ». C’est une vraie série B avec des côtés sombres. Lino Ventura en antihéros (il a rarement joué des truands, il n’aimait pas ça, il préférait être du bon côté de la morale) qui va droit vers la mort.

Le film cependant est apprécié par Jean-Pierre Melville, gourou et génie du polar français, qui saura encourager le jeune cinéaste. Et puis aussi Clouzot et Franju, qui ont su déceler le talent du réalisateur. La critique, hélas, est plus sévère, ce qui touchera profondément le jeune Sautet qui se consacre à améliorer des scénarios jusqu’à ce qu’on lui propose un roman d’aventures de Charles Williams, Aground, publié sous le titre Ont-ils des jambes ?

Film catastrophe

Rares sont les réalisateurs qui ne connaissent pas un jour un tournage difficile qui remet en question leurs certitudes, un Apocalypse Now à leur humble mesure. Ce film catastrophe pour Claude Sautet, ce fut L’Arme à gauche, l’adaptation du roman de Charles Williams. Le personnage principal du livre est un yacht échoué sur un haut-fond en pleine mer. Autour il y a un capitaine ténébreux joué par Lino Ventura, des truands américains et espagnols, et la riche propriétaire du bateau.

Ce tournage qui paraissait simple fut horrible. Sautet l’ignorait peut-être, mais tous les films qui se passent sur un bateau sont complexes à réaliser. Et raconter une histoire qui se passe sur un yacht enlisé… promet un tournage qui s’enlise. La météo au large de l’Espagne fut catastrophique et un premier bateau fut détruit. Les rapports avec l’équipe de tournage espagnole furent exécrables. Rien n’a marché, les lumières n’étaient pas bonnes et le chef opérateur quitta le tournage après que Claude Sautet lui eut planté une fourchette dans la main. (C’est le seul acte de violence répertorié d’un homme réputé pour ses colères tout autant que pour sa gentillesse.)

Lino Ventura a beaucoup déprimé et le film a explosé le budget, tout en étant un terrible échec commercial. Pourtant, la qualité du film tient peut-être à ses problèmes de tournage. On voit bien que rien ne marche vraiment, il est un peu foutraque mais contient des scènes étonnantes. En particulier des moments de temps suspendu où le personnage de Lino Ventura, sur un banc de sable, attend au milieu de caisses d’armes.

L’Arme à gauche est un des films les plus étranges de Claude Sautet, même s’il peut paraître un ovni dans sa cinématographie. Un film d’aventures qui n’avance pas, mais qui justement trouve ses qualités là où on ne l’attend pas. Ce sont les difficultés de tournage qui en font un film bancal, mais intéressant. En revanche, dans ces deux films, les rôles féminins ne sont pas à l’honneur. Ce qui est peut-être le lot commun de ces films de genre qui mettent les hommes au cœur du récit mais on est loin de ce qui fera le sel de tous les films suivants, une vision pointue et sensible des rapports hommes-femmes.

Le film ne va pas marcher et va profondément affecter Claude Sautet qui se retrouve « carbonisé » aux yeux des producteurs. Il est vu comme un réalisateur inconséquent qui explose les budgets. Lui-même ne veut plus tourner. Il va donc se consacrer à son métier pour lequel il fut reconnu dans tout le monde du cinéma « ressemeleur » de scénario, métier que l’on appelle désormais script doctor.

Il va intervenir sur des dizaines de scripts, souvent sans être crédité, jusqu’à ce qu’il reçoive un scénario signé par un de ses amis, Jean-Loup Dabadie. Nous sommes en 1969, le script s’appelle Les Choses de la vie, et la carrière du cinéaste va être changée. (A suivre)

Jean-François Demay