Beyrouth. Le cargo qui en disait trop
BOOM Après l’explosion qui a endeuillé et dévasté Beyrouth en 2020, les autorités ont multiplié fausses pistes et fausses informations. Même la destination du cargo porteur de la cargaison finalement destructrice était fictive.
Beyrouth (Liban). C’est un juge d’instruction dont toute la classe politique libanaise parle mais que l’on ne voit pas, que l’on n’entend pas, qui n’auditionne plus personne et vit retranché dans sa maison de Beyrouth, avec son ordinateur et ses deux greffiers, sans que personne sache s’il continue d’enquêter ou s’il a renoncé.
A fortiori, nul ne sait quand il pourrait prononcer l’acte d’accusation que le Liban réclame depuis quatre ans.
Menacé publiquement, violemment diffamé, bloqué dans ses recherches par une institution judiciaire qui a interdit aux policiers d’exécuter ses ordres et libéré les dix-sept suspects qu’il avait fait emprisonner, s’étant emmuré lui-même depuis des mois dans le plus épais des silences, le juge Tarek Bitar est une énigme.
Comme en miroir de cet autre mystère, la phénoménale explosion, le 4 août 2020, du port de la capitale libanaise, une des plus grosses explosions non nucléaires de l’histoire, dont on ne sait toujours pas si elle est d’origine intentionnelle, accidentelle ou le fruit de multiples négligences criminelles.
Un hélicoptère militaire tente d’éteindre l’incendie sur le port de Beyrouth, le 4 août 2020, après l’explosion d’un hangar qui contenait le nitrate d’ammonium déchargé du cargo « MV Rhosus » en octobre 2014. © Photo Fadel Itani / NurPhoto via AFP
L’explosion a tué 235 personnes, en a blessé quelque 7 000 autres, faisant des centaines d’invalides, privé 300 000 personnes de leur domicile, selon le bilan de l’organisation Human Rights Watch. Elle a aussi dévasté le port de Beyrouth et les quartiers environnants dans un rayon de plusieurs kilomètres. Les dommages ont été estimés à près de quatre milliards d’euros par la Banque mondiale.
Elle a accablé davantage, voire traumatisé une population déjà profondément fracturée, saignée par une crise économique et financière sans précédent qui a quasiment fait disparaître la classe moyenne. Elle s’est doublée d’une crise politique qui voit le pays sans président, sans Parlement, sans gouvernement, sans premier ministre, sans chef de l’armée, sans certains hauts magistrats, avec, par surcroît, la guerre à ses portes.
Fausses pistes
Comme le résume Marie-Claude Najm, ancienne ministre de la justice qui a nommé le juge Bitar, aujourd’hui doyenne de la faculté de droit à l’université Saint-Joseph, « il y a et il y aura toujours un avant et un après l’explosion ». « C’est la deuxième grande tragédie que connaît le Liban après l’effondrement financier de 2019, et si je fais un lien entre les deux crimes – l’un dans le sang, l’autre dans les conditions de survie d’un peuple –, c’est parce qu’ils révèlent un même schéma d’obstruction et d’impunité. »
À l’origine de l’explosion, un incendie d’origine inconnue, dans un hangar, a provoqué une première déflagration, puis une seconde, quelques instants plus tard.
Depuis, souligne une source proche de l’enquête, « les autorités ont multiplié les fausses pistes, les fausses informations, les faux témoignages, créant même de faux sites internet, tout ce qui pouvait empêcher l’enquête d’avancer ».
Même le nitrate d’ammonium déchargé en octobre 2014 par le cargo MV Rhosus dans le hangar numéro 12 fait encore l’objet de spéculations. Officiellement, 2 750 tonnes sont sorties de ses cales. Mais seules 550 tonnes ont explosé, selon l’enquête du FBI, un chiffre corroboré par la gendarmerie française. Les quelque 2 200 autres tonnes se sont littéralement volatilisées et personne ne sait où. Si la cargaison totale avait explosé, tout Beyrouth aurait pu être anéanti.
Mais le premier mystère est déjà celui du Rhosus, exemple parfait de bateau-poubelle et de cargo fantôme.
Bateau-poubelle parce que les expert·es s’accordent à reconnaître son mauvais état. « Il était connu comme le loup blanc des autorités portuaires de la région, entre mer Noire et Méditerranée,relève Muriel Rozelier, une journaliste basée à Beyrouth qui a suivi son itinéraire. Chaque fois qu’il s’annonçait, un drapeau rouge s’affichait avec insistance sur les écrans des contrôleurs. Entre 2008 et 2013, il a été retenu à huit reprises par les autorités portuaires en Algérie, Bulgarie, Roumanie, Turquie et Ukraine, et même au Liban, en juin 2013, à Saïda, où les autorités ont exigé des réparations pour dix-sept défaillances avant de l’autoriser à reprendre la mer. »
Une fausse destination
Cargo fantôme, il ne l’est pas moins. On l’a cru propriété de l’homme d’affaires russe Igor Gretchouchkine. Mais comme le montrera l’enquête d’un consortium de journalistes dans le cadre du projet Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), le Russe n’est qu’un armateur affrétant le cargo pour des opérations ponctuelles. Le véritable propriétaire est le Chypriote Charalambos Manoli, qui se cache derrière un savant montage de sociétés-écrans, ce qui lui vaut de figurer en bonne place dans le scandale des Panama Papers sur le blanchiment d’argent. Cette fois, il opère à travers la firme Teto Shipping, enregistrée aux îles Marshall.
Pour acheter le vieux cargo, Manoli a bénéficié en 2011 d’un crédit de quatre millions de dollars de la banque FBME, filiale chypriote de la Federal Bank of Lebanon. Cette filiale, elle-même, pose problème : le 8 juillet 2014, elle a été accusée par le Trésor américain de blanchiment d’argent et de financement d’organisations terroristes, dont le Hezbollah, et d’avoir facilité l’achat d’armes chimiques pour le gouvernement syrien.
« La FBME a été impliquée dans pas moins de 4 500 virements suspects […] totalisant 875 millions de dollars entre novembre 2006 et mars 2013 », indique le rapport américain. L’un de ses clients n’est autre que le Centre d’études et de recherches syrien (Cers), responsable de la production d’agents toxiques à usage militaire, notamment, à travers la Branche 450, du remplissage de munitions avec des agents chimiques. Après les accusations américaines, la FBME sera reprise par la Banque centrale de Chypre.
Le 23 septembre 2013, le « Rhosus » quitte le port de Batumi, en Géorgie.
C’est une autre société appartenant à Manoli, la Geoship Company SRL, qui a permis au Rhosus d’avoir un pavillon de complaisance, moldave pour cette fois. Une autre société, Maritime Lloyd, appartenant au même homme d’affaires, a permis au cargo à bout de souffle d’avoir un certificat d’habilitation pour pouvoir prendre la mer.
Le 23 septembre 2013, le Rhosus quitte le port de Batumi, en Géorgie. Il doit se rendre à Beira, au Mozambique, pour livrer sa cargaison à la Fabrique d’explosifs du Mozambique (FEM), une société là encore soupçonnée de divers trafics d’armes illégaux et de fourniture d’explosifs à des organisations terroristes.
Mais Beira n’est qu’une fausse destination. « Vu son état, le Rhosus n’aurait jamais été autorisé à franchir le canal de Suez. Et nous avons des informations pour le prouver », indique un avocat de Beyrouth qui suit le dossier Rhosus. « Ce bateau n’était même pas en capacité de prendre la mer », confirme le journaliste libanais Firas Hatoum, qui a longuement enquêté pour la télévision libanaise Al-Jadid sur son curieux itinéraire.
Trois mois en Méditerranée
Parvenu sur les côtes turques, le Rhosus se livre à un curieux cabotage pendant trois semaines. Il fait de multiples et brèves escales, parfois de quelques heures, revient sur sa trace, repart, comme s’il ne savait où aller. « À l’évidence, il attend un ordre pour décharger sa cargaison mais celui-ci ne vient pas », souligne une source proche de l’enquête.
Finalement, il poursuit son chemin. Escale au Pirée, en Grèce, pendant trois semaines. « Ces escales sont surprenantes. Le nitrate d’ammonium perd ses propriétés actives au bout de six mois et il convenait dès lors de le livrer aussi rapidement que possible »,précise Firas Hatoum.
Le Rhosus va pourtant demeurer trois mois en Méditerranée. Toujours, semble-t-il, à attendre des ordres. En Turquie, un nouveau capitaine, Boris Prokochev, un Russe, est monté à bord et quatre des marins ont été remplacés par des Ukrainiens. « C’est le début du complot », avance une avocate libanaise qui travaille sur ce dossier.
Un « complot » ? Il s’avère que l’acheteur de la cargaison n’est nullement la société mozambicaine, mais la compagnie de trading Lavaro Ld, une société-écran, domiciliée au 10 Great Russel Street, à Londres, comme soixante-dix autres du même acabit. C’est elle qui a signé le contrat d’importation, le 10 juillet 2013. Mais avec quel argent, puisque c’est une simple boîte aux lettres ?
Un faux alibi
Brusquement, le Rhosus se déroute sur Beyrouth. Si l’on en croit les confidences du capitaine Prokochev à plusieurs médias, il a reçu l’ordre de l’armateur Gretchouchkine d’aller récupérer des machines de détection sismique de la société britannique Spectrum pour les livrer à Akaba, en Jordanie. « Impossible, réagit Firas Hatoum. Les équipements étaient beaucoup trop lourds et volumineux. Le bateau n’avait pas la capacité de les recevoir en plus du nitrate d’ammonium. »
Effectivement, le Rhosus est bien chargé : les 2 750 tonnes d’explosifs qu’il transporte représentent déjà trois fois son tonnage net de 964 tonnes. On le voit mal prendre une charge additionnelle de 160 tonnes. En outre, il n’est pas équipé pour transporter des machines sismiques, qui requièrent un système dit « roll on roll off »spécifique à ce type d’équipement.
Quand bien même, une tentative de chargement a lieu le 25 novembre 2013. Mais les machines trop lourdes endommagent un panneau d’écoutille et auraient pu mettre en danger le bateau, raconteront un peu plus tard le maître d’équipage et le capitaine.
Il est alors question de charger le matériel sur le pont. « Qui peut croire à une telle histoire ?, se demande la même avocate. La valeur de ce matériel est de 32 millions de dollars. Comment pourrait-on croire qu’il va être entreposé sur le pont d’un tel rafiot ? »
À son arrivée à Beyrouth, le Rhosus présente effectivement un état de corrosion avancé, des conduites hydrauliques et un écho-sondeur hors service, le compartiment adéquat ayant été inondé, sans possibilité de pouvoir vider l’eau. Personne, dès lors, ne peut croire que Spectrum, une société évaluée à 2,5 milliards de dollars, en 2019, à la Bourse d’Oslo (Norvège), a pu confier son précieux matériel à un tel navire, dont on découvrira qu’il n’est même pas assuré, en violation des conventions maritimes internationales.
Une fausse inspection
Dès lors, Spectrum apparaît comme un alibi pour permettre au « bateau de la mort » d’entrer dans le port de Beyrouth au prétexte de prendre une cargaison qu’il n’a pas les moyens de charger.
Le directeur de Spectrum au Moyen-Orient, David Rowland, est d’ailleurs un « ami » du ministre de l’énergie de l’époque, Gibran Bassil, gendre du président Michel Aoun et architecte de l’alliance d’une partie des chrétiens avec le Hezbollah. C’est précisément Gibran Bassil, sous sanctions américaines pour « corruption », qui a fait venir ces engins sismiques au Liban, écrivant même personnellement à deux reprises aux autorités du port pour en accélérer la livraison.
Avant même son arrivée, le Rhosus est déjà suspecté de trafic illégal d’explosifs. Dans une lettre, datée du 20 novembre 2013, la Force intérimaire des Nations unies pour le Liban (Finul), qui a autorité pour patrouiller l’espace maritime libanais, a demandé aux autorités libanaises d’ordonner à leurs forces navales d’inspecter ses cales, de vérifier les documents douaniers et l’état du bateau alors mouillé en face du port, et de lui remettre un rapport.
Le jour même, à 19 h 40, la marine libanaise assure aux Casques bleus que le Rhosus est… « clear » (« sans danger »). Il va donc pouvoir entrer à Beyrouth avec sa cargaison fatale.
En janvier 2024, des passants observent une sculpture faite à partir de matériaux trouvés sur le site de l’explosion de 2020, à Beyrouth. © Photo Oliver Marsden / Middle East Images via AFP
Plus tard, constatant son état déplorable, les autorités décident de le retenir, tout en exigeant des redevances portuaires à Gretchouchkine, qui a subitement disparu. D’autres créanciers se signalent pour « factures impayées », dont l’entreprise danoise Dan Bunkering. Là encore, apparaissent les réseaux russo-syriens : Dan Bunkering sera condamnée plus tard par un tribunal danois pour avoir vendu à deux entreprises russes du carburant ayant servi à remplir les réservoirs de bombardiers russes opérant dans les régions syriennes hostiles au régime.
Sur les dix membres d’équipage, quatre, dont le capitaine, sont contraints de rester à bord dans l’attente du paiement. Bientôt ils se plaignent de mourir de faim. Pour survivre, ils vendent le fuel du bateau – les autorités finissent par leur livrer de la nourriture. L’attente dure onze mois.
Un faux déchargement
En raison des risques liés au nitrate d’ammonium enrichi, la cargaison est finalement déchargée en octobre 2014, selon la version officielle.
La fiche d’entrée de la marchandise note son « mauvais état » : sur les 2 750 sacs, seuls 800 sont encore correctement empaquetés. Le reste a été endommagé pendant la traversée ou lors du déchargement. Elle est placée dans l’entrepôt numéro 12, qui accueille les produits dangereux. « Il y avait dans cet entrepôt tout le cocktail nécessaire pour qu’une explosion se produise, indique l’avocat Moussa Khoury, très actif sur ce dossier. Des feux d’artifice trop puissants pour être laissés à la vente, des kilomètres de mèche, des pneus, des tonnes de matières chimiques inflammables. »
Quant au cargo, les autorités l’ont saisi en décembre 2013. Il finira par couler, entre décembre 2017 et mars 2018, près du hangar numéro 12, probablement en raison de son mauvais état.
La cargaison, personne ne la réclame. Elle va donc demeurer six ans dans le même hangar sans aucune précaution. Des rapports font pourtant état de sa dangerosité. Les douanes sonnent l’alarme. À plusieurs reprises. Sans résultat.
Le 21 février 2014, le colonel Joseph Skaff, dans une note manuscriteadressée à ses supérieurs, les avertit que la cargaison « est extrêmement dangereuse », « met en péril la sécurité publique », et demande qu’elle soit placée sous haute surveillance. Non seulement la note restera lettre morte, mais l’officier scrupuleux sera muté à l’aéroport. Puis, selon toute vraisemblance, assassiné, en 2017.
Le 20 juillet 2020, deux semaines avant l’explosion, un rapport des services de sécurité du port adressé au président Michel Aoun et au premier ministre Hassan Diab les informe de graves failles dans la protection du nitrate : le hangar numéro 12 ne fait l’objet d’aucune protection, une porte est ouverte et un trou a été détecté dans le mur côté sud, permettant à quiconque de se servir. « En cas de vol, le voleur peut transformer ces marchandises en explosifs », prévient le rapport, cité par le site d’investigation libanais Daraj.com.
« C’est évident que les autorités ont été informées au plus haut niveau, s’indigne l’ancien ministre et parlementaire Marwan Hamadé, qui a démissionné de son mandat quelques heures après l’explosion pour protester contre le pouvoir en place, qu’il tient pour responsable. Une semaine avant la catastrophe, le premier ministre Hassan Diab devait en personne se rendre sur place. Mais son déplacement a été annulé au dernier moment, sans que l’on en sache les raisons ! »
La catastrophe se prépare. Rien ni personne ne peut plus l’arrêter.