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Le spermatozoïde, prodige de l’évolution

AGILE D’une diversité vertigineuse, dotés d’adaptations multiples et d’une inventivité apparemment inépuisable, les cellules sexuelles mâles n’en sont pas moins un point de fragilité du règne animal.

Un mini-têtard indifférencié, sourd et aveugle, le spermatozoïde ? Une sorte de sportif décérébré, tout juste bon à nager très vite et très longtemps jusqu’à l’ovule ? Vous n’y êtes pas. Le spermatozoïde est bel et bien une créature ultra-sophistiquée, une sorte de navette spatiale du vivant, admirablement et continuellement adaptée par l’évolution à un objectif infiniment plus complexe qu’un sprint. Car réussir la fécondation implique une interminable succession d’épreuves variées, qui exigent certes endurance et vitesse, mais aussi des prouesses d’orientation, de résistance chimique, des capacités de dialogue biologique et d’inventivité métabolique. 

Mais, disons-le d’emblée, le plus impressionnant chez les spermatozoïdes, ce qui sidère même les plus blasé·es des spécialistes, c’est leur diversité, « pratiquement aussi étendue que la diversité du vivant lui-même », s’émerveille Stefan Lüpold, directeur du laboratoire d’évolution reproductive à l’université de Zürich. C’est encore, dans une large mesure, un mystère scientifique : comment est-il possible, alors qu’une cellule nerveuse, digestive ou sécrétrice de n’importe quelle espèce se reconnaît du premier coup d’œil, que pour remplir leur objectif commun de fusion avec l’ovule, les spermatozoïdes aient donné lieu à un tel feu d’artifice de formes, de physiologies et de comportements ?

Survolons un instant cette diversité spermatique. Sur le plan de la forme d’abord. « Le spermatozoïde est la cellule animale la plus diverse morphologiquement, note sur son site internet Rhonda Snook, professeur d’écologie à l’université de Stockholm. Et si l’on considère le seul groupe des insectes, on y trouve des spermatozoïdes plus petits que 2 microns (millièmes de millimètre), et d’autres qui font plus de 6 centimètres de long ! »

Leur taille, du reste, n’a pas le moindre rapport avec celle du mâle qui les produit : ainsi le spermatozoïde le plus long connu à ce jour, avec ses 6 centimètres, est celui de Drosophila bifurca, un humble diptère du sud-ouest américain dont la taille ne dépasse pas 3 millimètres. Même si les génitoires de l’animal occupent les trois quarts de son abdomen et que le nombre total des spermatozoïdes qu’il porte est extraordinairement réduit (62 en moyenne), une telle dimension suppose un phénoménal surenroulement, aboutissant à une sorte de boulet de canon dont l’expulsion s’effectue ensuite un par un.

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© Illustration Justine Vernier / Mediapart avec Society for Reproduction and Fertility

Mais ce n’est là qu’un exemple. Les spermatozoïdes peuvent avoir des « têtes » rondes, pointues, filiformes, en étoile, porteuses de crochets en nombre variable, voire prendre la forme d’une mèche de perceuse. « Cette dernière forme incongrue me fascine particulièrement, note Guillermo Orsi, de l’Institut pour l’avancée des biosciences à l’université Grenoble-Alpes. Car elle semble avoir été inventée à plusieurs reprises durant l’évolution, vu qu’on la retrouve dans des groupes extrêmement éloignés de l’arbre du vivant. »

Il existe de nombreux spermatozoïdes sans flagelle, parfois dotés d’ailettes ou d’autres structures permettant le mouvement, parfois se déplaçant simplement par leurs propres ondulations, ou passivement. Mais on trouve aussi des spermatozoïdes portant plusieurs flagelles, jusqu’à plus de 100 ! Pour ne rien dire de leurs multiples excroissances et ornementations, vésicules, spirales, feuillets, boucles, anneaux, pointes, etc.

Mais la forme n’est qu’un modeste aspect de cette diversité cellulaire, leur physiologie n’est pas en reste. Leurs écarts de longévité sont stupéfiants : chez les reptiles, ils peuvent rester vivants jusqu’à sept ans, stockés dans des organes spécialisés des femelles. Même parmi les mammifères, les chauves-souris femelles gardent le sperme des mâles vivants durant plusieurs mois. Chez l’humain, cette durée de vie ne dépasse pas quatre ou cinq jours, exceptionnellement neuf selon certains auteurs, tandis que chez d’autres mammifères, le maximum est de quelques heures. 

Leur nombre aussi varie extraordinairement. On l’a vu, Drosophila bifurca produit en moyenne 62 spermatozoïdes dans sa vie. Le cochon domestique, lui, en expulse plus de 8 milliards à chaque coït. Quant au mâle de l’espèce humaine, pourtant loin d’être le plus prolifique des mammifères, il produit durant son existence environ 2 milliards de milliards de spermatozoïdes.

Notons aussi que le sens de l’orientation de ces derniers est particulièrement acéré : ils détectent pour se diriger des variations ténues de multiples concentrations chimiques, notamment des ions calcium et de la progestérone, grâce à quoi ils s’orientent dans les voies génitales féminines, qui sont, à leur échelle, un véritable dédale de cryptes, d’obstacles et de pièges sans issue de toutes sortes, parcourus par-dessus le marché de courants monstrueux. 

Emballer l’ADN

Mais l’exploit physiologique le plus méconnu des spermatozoïdes, alors que c’est l’un des plus étourdissants, est leur capacité, durant leur développement, d’« empaqueter » l’ADN qu’ils sont chargés de transporter. « Emballer et déballer sans erreur l’ADN, qui est un long filament très fin, est un défi pour toutes les cellules, rappelle Guillermo Orsi. Mais pour les spermatozoïdes, ce défi est encore plus grand»

Pourquoi ? Parce que les spermatozoïdes doivent généralement être ultracompacts, mais ils doivent aussi contenir un demi-génome d’ADN hautement intègre, condition du développement d’un embryon viable. Pour mesurer le degré de condensation nécessaire, on retiendra que l’ADN humain, déroulé, mesure plus d’un mètre, et qu’il doit tenir dans la tête d’un spermatozoïde qui ne dépasse pas 4 millièmes de millimètre.

Pléthore de solutions ont été inventées par différents spermatozoïdes pour résoudre ce problème. Mais l’une des plus spectaculaires a été décrite chez le grillon provençal par Guillermo Orsi et ses coauteurs, en juin dernier, dans la revue Nature Communications. Ordinairement, l’ADN est enroulé sur des protéines nommées histones, un peu à la manière d’un fil à coudre sur une bobine. L’ADN adopte une structure en « collier de perles », chaque perle étant constituée d’une de ces bobines et étant reliée à la suivante. « Mais dans les spermatozoïdes du grillon, explique Guillermo Orsi, les histones sont presque toutes remplacées par d’autres protéines plus compactes, dites SNBP, qui permettent de gagner énormément de place et de former un filament d’environ 25 nanomètres d’épaisseur, qui formera à son tour un seul grand rouleau torsadé, réduisant ainsi de plus de 50 fois le volume du noyau. »

L’ADN est si dense et si ordonné au terme du processus que l’on peut considérer qu’il a une structure en cristal liquide, une organisation « jamais vue dans d’autres espèces ou types cellulaires », s’émerveille le chercheur.

Mais revenons au mystère primordial du spermatozoïde énoncé plus haut : d’où peut donc venir cette extraordinaire diversité d’apparences et de métabolismes, pour des cellules ayant la même fonction ? Plusieurs pistes d’explication sont suivies par les chercheurs et chercheuses. Une partie des fantaisies du spermatozoïde vient, évidemment, de la compétition entre mâles. La nécessité d’évincer les concurrents, dans les espèces (majoritaires) où les femelles sont fécondées par plusieurs mâles, est à l’origine de nombreuses adaptations, notamment la surabondance de semence. « Produire de très nombreux spermatozoïdes, c’est comme acheter beaucoup de tickets de loterie, compare Stefan Lüpold. Et plusieurs études, chez les souris et certains insectes, ont montré que lorsqu’on supprime artificiellement la concurrence entre mâles, l’espèce se met à produire de moins en moins de spermatozoïdes. »

L’affaire est bien illustrée par la différence entre gorilles et bonobos : chez les premiers, aucun rival ne s’avise de disputer les femelles au mâle dominant. Celui-ci produit donc peu de spermatozoïdes, dans des testicules minuscules, alors que c’est l’inverse chez le bonobo, aux génitoires impressionnants, chez qui le libertinage est la règle. 

La sélection exercée par les femelles

Mais beaucoup, voire la majorité des extravagances spermatiques sont en réalité déterminées… par le choix des femelles. Celles-ci ont longtemps été vues comme les actrices passives d’une fécondation où tout reposait sur les qualités du mâle. « En réalité, rappelle Stefan Lüpold, non seulement ce sont elles qui choisissent ou favorisent certains mâles, mais le processus de sélection se poursuit après l’accouplement, tout particulièrement lorsque les femelles ont un appareil génital permettant de stocker le sperme. »

De tels organes, dits spermathèques, sont quasi universels chez les insectes, et très répandus dans d’autres groupes. Même chez la femme, certains auteurs soutiennent que des cryptes du col de l’utérus ont un rôle analogue, favorisant la survie de certains spermatozoïdes en attendant l’ovulation.

Ce qui se déroule dans l’intimité de ces structures est encore mystérieux. « Ce que l’on observe sous une lame de microscope est incroyablement éloigné des conditions réelles, déplore Stefan Lüpold. Mais il est très difficile de faire des études in situ. Cela suppose, par exemple, d’utiliser des spermatozoïdes fluorescents [voir la vidéo ici] qui ne sont disponibles que depuis quelques années. »

Ainsi, l’on sait déjà que la femelle du grillon provençal conserve préférentiellement dans sa spermathèque le sperme de ceux de ses partenaires qui ne lui sont pas apparentés, pour améliorer la qualité de sa progéniture… sans que, pour l’instant, l’on comprenne comment elle les identifie. Il a également été observé que certaines femelles pouvaient fermer l’accès à leur spermathèque à certains mâles (ou la vider), si elles avaient été contraintes à l’accouplement. Quant aux spermatozoïdes géants de Drosophila bifurca, Stefan Lüpold a démontré en 2016 que les plus longs parviennent à expulser leurs concurrents de la spermathèque, expliquant ainsi leurs dimensions démesurées.

Et il ne faut pas oublier que les femelles ont parfois des intérêts reproductifs distincts de ceux des mâles. Par exemple, le risque de polyspermie, autrement dit de fécondation d’un ovule par plusieurs spermatozoïdes en même temps, généralement mortelle pour la cellule qui en résulte, est aggravé par les légions de spermatozoïdes que les mâles génèrent. Les femelles tendent donc à multiplier les systèmes de tri sur le chemin de ces derniers, chimiques ou mécaniques, les forçant à inventer des parades.

En définitive, une bonne part des fantaisies et de la diversité des spermatozoïdes est donc une réponse à la sélection sexuelle exercée par les femelles, qui défendent leurs intérêts reproducteurs d’une manière tout aussi imaginative, surprenante et polymorphe.

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Pour finir, évoquons l’une des dernières propriétés fascinantes du spermatozoïde, qu’il présente cette fois-ci bien malgré lui : c’est le rôle de « canari dans la mine », pour reprendre l’expression d’un article scientifique datant de 2020. Autrement dit, d’indicateur de santé ou de système d’alerte. C’est que, sans doute à cause de sa complexité, ce bijou de l’évolution est fragile et qu’il exprime avant d’autres organes les atteintes à l’intégrité de l’organisme dont il est issu.

De nombreux articles récents, concernant l’humain comme les autres animaux, documentent ainsi le fait que la dégradation de l’environnement, qu’il s’agisse de réchauffement, de présence de pesticidesd’autres pollutions chimiques ou encore de déséquilibres alimentaires, se traduit par la production de spermatozoïdes moins nombreux, moins mobiles ou souffrant de déformations. Suggérant que par-delà leur folle diversité, les spermatozoïdes ont bien un point commun : leur vulnérabilité face à l’actuelle catastrophe écologique.

Yves Sciama

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