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Migrants : qui se soucie encore de quelques centaines de morts ?

GRECE Les naufrages se suivent et se ressemblent aux portes de l’Europe. Malgré les faux-semblants, rien ne change et les pays européens continuent de vouloir garder portes closes. L’ampleur du drame survenu au large des côtes grecques dans la nuit de m ardi à mercredi appelle pourtant à repenser nos politiques migratoires.

C’est l’un des pires naufrages – dont on ait connaissance – survenus dans cette zone de la Méditerranée, où depuis 2015 des milliers de personnes tentent de rallier les portes de l’Europe. Des centaines de personnes ont perdu la vie après que leur embarcation a chaviré, dans la nuit de mardi à mercredi, alors qu’elle se trouvait dans les eaux internationales, au large des côtes grecques, au sud-ouest du pays.

Selon les derniers chiffres communiqués, 104 personnes ont été secourues en mer, tandis que 78 corps sans vie ont été récupérés. Selon les rescapé·es, le bateau en bois pourrait avoir eu à son bord près de 700 personnes, dont une centaine d’enfants, laissant présager le pire quant au nombre de personnes disparues sous les eaux.

Le bateau, qui serait parti de Tobrouk en Libye le 9 juin, transportait des ressortissantes et ressortissants égyptiens, syriens et pakistanais (entre autres). « Les principales nationalités qu’on retrouve pour les départs depuis Tobrouk », relève Sara Prestianni, directrice « advocacy » au sein du réseau EuroMed Droits, qui a beaucoup travaillé sur cette route migratoire. 

Un homme qui était à bord d’un bateau pneumatique avec d’autres réfugiés saute à l’eau lors d’une opération de sauvetage dans les eaux libyennes, le 18 octobre 2021. © Photo Valeria Mongelli / AP via Sipa

L’embarcation aurait dérivé plusieurs jours en mer, sans doute après une panne sèche ou une panne de moteur. Pour se protéger, les femmes et les enfants se trouvaient dans la cale du bateau. Jeudi, les autorités portuaires grecques ont annoncé l’arrestation de neuf personnes de nationalité égyptienne, soupçonnées d’être des passeurs ou le capitaine de l’embarcation.

Face à l’ampleur du drame, les autorités grecques ont annoncé trois jours de deuil national. Une réaction qui pourrait sembler, de loin, à la hauteur de l’événement. Mais ces effets d’annonce dits de « réaction » ne suffisent plus. Il est temps d’agir, de ne plus se contenter de compter les morts et de les regretter ensuite, comme si les politiques mises en place n’avaient pas contribué à faucher des vies dont on ne voulait pas, au prétexte que leur origine, leur couleur de peau ou leur religion ne convenaient pas.

L’exemple de l’accueil mis en place pour les ressortissant·es d’Ukraine fuyant leur pays et l’agression russe qui ravageait leur quotidien en est l’illustration.

Comment a-t-on pu, en un rien de temps, organiser l’accueil de plusieurs millions de personnes en Europe, déclenchant au passage une protection temporaire leur permettant de circuler librement et gratuitement et d’obtenir une autorisation provisoire de séjour dans les différents pays d’accueil, comme la France, mobilisés pour organiser cet accueil à l’échelle européenne ? Pourquoi une telle politique d’accueil ne pourrait-elle pas être transposée pour d’autres nationalités et d’autres profils, que l’on préfère laisser mourir en mer et sur les routes migratoires, sans trop avoir d’états d’âme ?

De l’indignation à l’indifférence générale

Difficile de ne pas se souvenir de la vive indignation qu’avait suscitée la mort du petit Alan Kurdi, dont le corps avait été retrouvé sans vie, couché face contre terre, sur une plage en Turquie en 2015. À l’époque, nombre de personnalités politiques s’étaient emparées de ce drame et avaient partagé leur émotion, à l’heure où l’Europe était confrontée à l’arrivée de nombreux Syriens et Syriennes qui fuyaient la guerre.

Début 2023, pourtant, nos révélations concernant une fillette, dont le corps a été retrouvé dans la même position qu’Alan Kurdi sur une plage de Kerkennah, une île au large de Sfax, ont davantage suscité l’indifférence générale qu’une remise en question des politiques migratoires de l’UE et des pays tiers, Libye, Tunisie, Maroc ou encore Turquie chargés de protéger ses frontières, alors qu’ils bafouent régulièrement les droits de leur propre population, et a fortiori des migrant·es.

Le 2 juin dernier, un nouveau corps d’enfant a été retrouvé par les gardes-côtes tunisiens au large de Sfax, cette fois-ci flottant dans l’eau, enveloppé dans une combinaison rose bonbon, des baskets bleues encore vissées aux pieds. Il n’aura fait l’objet que d’un tweet rédigé le lendemain par un doctorant tunisien relayant la photo de la fillette et dénonçant « l’externalisation meurtrière de la politique européenne des frontières » et la « corruption des autorités »« Les frontières tuent », rappelle ce tweet peu partagé, qui aurait dû faire le tour du monde. Le silence et, de nouveau, l’indifférence l’ont emporté.

Il y aurait eu tant à dire. Depuis des mois, la morgue de l’hôpital de Sfax croule sous les cadavres, lorsqu’ils ne sont pas abandonnés en mer ou sur les plages et retrouvés par des pêcheurs. Les départs depuis la Tunisie n’ont jamais atteint un tel niveau. Le pays est désormais la principale porte d’entrée pour l’Europe, brassant différents profils, à commencer par les Tunisiennes et Tunisiens eux-mêmes, mais aussi les migrants subsahariens. Les discours xénophobes et stigmatisants de Kaïs Saïed à leur égard n’ont pas permis de stopper ces flux ; au contraire, ils ont parfois poussé certains à quitter la Tunisie, autrefois terre de passage devenue, pour une partie d’entre eux, un pays de destination.

Giorgia Meloni s’en est allée négocier à coups de millions d’euros avec le chef d’État tunisien, le 6 juin, pour tarir à la source les migrations. Car les autorités enregistrent, sur les trois premiers mois de l’année 2023, une augmentation de 5 % des interceptions en mer par rapport l’an dernier. C’est sans compter les personnes ayant réussi la traversée vers Lampedusa, mais aussi les vies englouties par la Méditerranée, qualifiée dans une litanie tristement banale de « cimetière ». La mer a cela de pratique qu’elle peut « avaler » les corps et cacher au reste du monde ce qui se résume à une tuerie de masse, s’agissant de victimes dont la vie a finalement moins de valeur que d’autres.

Une « omission de secours devenue la règle »

Ce type de naufrage, dont on a connaissance et pour lequel une opération de sauvetage peut avoir lieu a posteriori, appelle une réaction politique, compte tenu du nombre de disparu·es, tout comme celui survenu en Sicile en février dernier, qui a causé la mort d’au moins 86 personnes. Durant des semaines, les corps avaient continué de s’échouer sur une plage de Calabre. Il y a quelques mois, enfin, des images effroyables de corps adultes, recrachés par la mer à la suite d’un naufrage au large de la Libye, avaient été relayées sur les réseaux sociaux, suscitant peu de réactions politiques à travers le monde.

Une énième fois, pointe Sara Prestianni, « ce naufrage au large de la Grèce démontre une absence réelle de plan et de volonté de sauvetage, avec des États qui ne prennent pas leurs responsabilités et qui interviennent après, quand c’est trop tard »« L’omission de secours semble être devenue la règle », regrette-t-elle, rappelant que le nombre de morts en Méditerranée est « accablant » cette année (1 166 à ce jour, contre 3 800 pour toute l’année 2022).

Cette fois, les gardes-côtes grecs ont pris soin de préciser qu’aucune des personnes à bord de l’embarcation ne disposait d’un gilet de sauvetage. Les autorités ont indiqué que le bateau serait parti depuis la Libye pour rejoindre l’Italie et qu’un avion de Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières, l’aurait repéré mardi après-midi. Mais, selon les autorités, les exilé·es auraient refusé « toute aide ». Frontex s’est dite « profondément émue » après l’annonce du naufrage.

Malgré tous ces drames, l’Union européenne, et en particulier la France, s’entête à maintenir une politique aux effets dévastateurs.

Les autorités omettent aussi de dire que la Grèce est régulièrement accusée de refouler des migrant·es en mer, pouvant ainsi leur faire craindre, derrière une aide supposée, d’être en réalité éloigné·es du territoire – une pratique illégale au regard du droit international maritime et de la Convention de Genève, qui doivent permettre à toute personne en situation de détresse d’être secourue et acheminée vers un port dit « sûr » et de pouvoir, si elle le souhaite, déposer une demande d’asile dans le pays qu’elle tentait de rallier.

En mai dernier, des révélations du New York Times ont mis en lumière cette pratique, grâce à une vidéo d’un « push-back » prise sur le fait. Mediapart avait documenté un cas semblable en 2022, qui avait provoqué la mort de deux demandeurs d’asile.

Des migrants toujours plus instrumentalisés

Malgré tous ces drames, l’Union européenne, et en particulier la France, s’entête à maintenir une politique aux effets dévastateurs, sans songer à repenser la politique européenne en matière de migrations et d’asile, pour permettre à celles et ceux qui fuient leur pays de rejoindre l’Europe en sécurité, sans mettre leur vie en péril ni aux mains de passeurs parfois peu scrupuleux. « C’est ce qui ressort de la dernière version du Pacte européen pour l’asile, appuie la représentante d’EuroMed Droits. On est toujours plus dans l’externalisation des frontières, avec la gestion de ces dernières accordée à des pays tiers. »

Tant pis si cela vient légitimer les dirigeants de régimes autoritaires sur la scène internationale. « Bien souvent, il y a une augmentation des départs, celle-ci fait monter la pression sur un pays européen, qui se retrouve obligé d’ouvrir un dialogue avec un responsable politique comme Haftar en Libye », poursuit Sara Prestianni. Nos propres dirigeants s’enfoncent de leur côté dans une surenchère politique et médiatique visant à laisser entendre que l’on accueillerait « trop » – oubliant de préciser une réalité encore trop ignorée : la majorité des déplacements de population se fait à l’intérieur d’un même pays ou d’un même continent.

Il faudrait donner la possibilité aux personnes exilées, comme s’il s’agissait de leur faire une fleur, de demander l’asile en dehors de l’Europe, depuis le pays qu’elles fuient ou les pays voisins, afin qu’elles ne rejoignent notre sol qu’une fois la protection accordée, et qu’elles ne puissent pas « profiter du système » (mais lequel ?) en restant dans le pays d’accueil en cas de rejet de leur demande. En Grèce, dans le contexte des élections législatives qui se tenaient en mai, le premier ministre Kyriákos Mitsotákis a fait de la lutte contre l’immigration un cheval de bataille, promettant l’extension du mur « antimigrants » déjà existant à la frontière terrestre séparant la Grèce de la Turquie.

En Italie, plusieurs lois sont venues concrétiser les discours politiques contre l’immigration (lire notre reportage), dont une qui contraint les ONG ayant un navire humanitaire en Méditerranée centrale, pour secourir les migrant·es en détresse, de les débarquer dans des ports parfois très éloignés, au nord du pays, les obligeant à naviguer plusieurs jours supplémentaires. Le décret, surnommé « Decreto Immigrazione », vise aussi à ne plus accorder de protection « spéciale » aux migrant·es n’ayant pas obtenu le statut de réfugié·e mais ayant montré suffisamment de signes d’intégration et d’insertion sociale dans le pays, tout en accélérant les expulsions en renforçant les centres dédiés dans chaque région.

En France, le débat public a été émaillé de saillies plus outrancières les unes que les autres. L’accueil de l’Ocean Viking en novembre à Toulon, le navire humanitaire de l’association SOS Méditerranée que l’Italie avait refoulé, a illustré un manque de volonté criant en matière d’accueil : la droite et l’extrême droite ont regretté le choix du ministre de l’intérieur, tandis que ce dernier a souhaité les rassurer, expliquant que les personnes n’ayant pas vocation à rester sur le territoire seraient expulsées manu militari. Ce fut le cas de Bamissa D., dont Mediapart a relaté le parcours, et qui a été renvoyé au Mali.

Depuis la rentrée dernière et l’annonce d’un nouveau projet de loi sur l’immigration, la droite et l’extrême droite, comme l’exécutif à plusieurs reprises, ont nourri l’amalgame entre étrangers et insécurité, voire délinquance. L’unique mesure présentée comme « de gauche », bien qu’elle puisse être perçue comme utilitariste, visant à régulariser des personnes en situation irrégulière lorsque ces dernières remplissent certaines conditions et travaillent dans un métier dit « en tension » (lire notre analyse), a suscité l’indignation de nombreuses personnalités politiques, qui préfèrent sans doute continuer de profiter d’une main-d’œuvre corvéable à merci, qui permet à de nombreux secteurs de tenir encore debout en France.

« Le drame qui a coûté la vie à plusieurs dizaines de femmes et hommes, lors du naufrage de leur embarcation dans la mer Méditerranée, nous bouleverse. Mes pensées vont aux proches des victimes », a tweeté mercredi 14 juin Gérald Darmanin, sans énoncer la moindre piste pour sortir de cette impasse meurtrière.

Ici comme ailleurs, le naufrage au large de la Grèce vient démontrer combien les migrant·es sont et resteront instrumentalisé·es sur le plan politique, tantôt pour détourner l’attention des urgences qui secouent un pays – chômage, pauvreté, inflation, inégalités sociales –, tantôt pour trouver une monnaie d’échange avec des pays européens qui préfèrent garder leurs portes fermées et sont prêts à débourser gros pour que d’autres endossent le rôle de vigie.

Nejma Brahim

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