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NOYAUZERONETWORK.ORG / GENEVA, SWITZ.
New Tech. ChatGPT et l’IA sont une menace pour les métiers de l’écrit, mais pas que

TRADUCTION Au-delà de la traduction, dont la pratique devra sans doute s’adapter, la société tout entière risque de perdre des plumes avec l’apparition des nouveaux outils d’intelligence artificielle.

Qu’on adule le concept de l’intelligence artificielle (IA) en général et de ChatGPT en particulier, qu’on le déteste ou qu’on s’en tamponne le coquillard, à moins de vivre dans une grotte, impossible de ne pas en avoir entendu parler, difficile de ne pas avoir un avis. Si on est traducteur et/ou journaliste, on reçoit en outre régulièrement de la part d’amis bien intentionnés (ou pas) des articles annonçant la fin de nos métiers et le début de nos ennuis.

Pour les traducteurs, ce n’est vraiment pas une nouveauté. Depuis l’apparition de Google Trad, puis de DeepL, la question de la menace que représenteraient l’intelligence artificielle et la traduction automatique revient régulièrement dans les conversations avec les non-traducteurs. Or, il se trouve que les logiciels d’aide à la traduction existent depuis longtemps et qu’en fonction du champ de travail du traducteur, ils s’avèrent souvent être une aide précieuse.

Nuance entre les traductions pragmatiques et non pragmatiques

Pour le grand public, un «traducteur» est principalement quelqu’un qui traduit des livres (romans, essais). Ça, c’est un traducteur littéraire, à qui on peut associer le traducteur de presse. Ils ont en commun de réaliser des traductions qu’on appelle «non pragmatiques», c’est-à-dire dont l’application directe est communicationnelle.

Une traduction pragmatique, c’est la traduction, par exemple, d’un contrat, d’un mode d’emploi de machine, d’un bilan d’entreprise. Ça relève d’un domaine de spécialité et requiert ce que l’on appelle une phraséologie et une terminologie particulières. Traduction (haha): la formulation et le vocabulaire de ces textes-là ne sont pas les mêmes que ceux du domaine général.

La différence entre un mot et un terme est à la base du travail du traducteur pragmatique. Un exemple concret au hasard: «lardon». Dans le langage général, ce mot désigne entre autres un petit bout de lard. En métallurgie, c’est un «petit morceau de métal servant à boucher une fissure». Là, c’est un terme.

La traduction pragmatique se sert depuis longtemps de logiciels qui l’aident à constituer des corpus, c’est-à-dire des ensembles de textes, et des bases terminologiques où puiser tout le vocabulaire nécessaire pour transposer un texte spécialisé d’une langue à l’autre en faisant en sorte que sa traduction semble également rédigée par un spécialiste. Cette traduction-là, l’intelligence artificielle est apte à la réaliser, d’autant plus efficacement qu’elle sera technique et dénuée de toute ambiguïté. Tout porte à croire que les traducteurs techniques seront ceux dont les travaux seront le plus affectés par l’intelligence artificielle dans les prochaines années.

Les traducteurs non pragmatiques, eux, ceux que le public connaît le mieux et qui traduisent livres et articles, ont-ils du souci à se faire? Il y a fort à parier que oui, même si les enjeux ne sont pas les mêmes. Pour l’instant, même ChatGPT n’est pas encore au niveau d’un traducteur humain dans ce domaine. Si l’IA peut produire une traduction souvent fautive mais globalement lisible, elle n’est pas capable de rendre cette gymnastique de l’esprit que sont l’ironie et le second degré.

Pour autant, l’intelligence artificielle est capable de traduire un livre entier en un éclair ou un article en quelques secondes. Et –vous direz-vous– il ne restera au traducteur qu’à vérifier que le travail est bien fait et, le cas échéant, à corriger ici et là les erreurs de «compréhension» (je mets le mot entre guillemets car l’intelligence artificielle, la mal nommée, n’est pas «intelligente», elle ne «comprend» pas. Elle restitue et recompose à partir d’un corpus dont on l’alimente. Ce qui n’est pas un détail.)

«Plus c’est standardisé, plus la traduction automatique sera efficace», juge Nicolas Froeliger, traductologue et responsable du master ILTS (Industrie de la langue et traduction spécialisée) à l’Université Paris Cité. Ce qui implique de ne lui soumettre que des textes «plats» et très premier degré, qui ne sont pas le sel de la littérature ou du journalisme.

Le traducteur deviendra-t-il un (simple) réviseur?

La traduction non pragmatique, c’est une suite de choix. Le traducteur doit entrer dans l’intellect de l’auteur et interpréter sa pensée (on parle de déverbalisation) avant de la transposer dans une autre langue. Car la traduction n’est pas une opération linguistique, ou pas que; c’est une opération faite sur la pensée. Le traducteur –fort de sa connaissance d’un contexte constitué d’éléments aussi variés que le style, l’époque, éventuellement la personnalité de l’auteur, son intention ou les sujets abordés dans toute la longueur du texte– va devoir faire des choix pour réécrire les phrases dans sa langue.

L’équivalence n’est jamais parfaite, mais le traducteur y tend. Quitte, parfois, à y perdre un peu au passage. Comme le dit Olivier Mannoni, traducteur spécialiste de l’Allemagne nazie et auteur de l’essai Traduire Hitlerdans la revue Toledo«À aucun moment la machine ne retourne et ne creuse un texte pour en comprendre l’ironie, la gravité, l’humour grinçant. Elle en est incapable, tout comme elle est incapable de reconnaître un style, une “patte”, un talent.»

Si, pour des raisons économiques, éditeurs et rédactions décident d’avoir recours à l’intelligence artificielle, ils décideront probablement de continuer de s’adjoindre tout de même les services de traducteurs pour «vérifier» le contenu des textes et apporter les nécessaires modifications, dans les cas où la machine serait tombée à côté de la plaque.

Ces professionnels seront davantage des réviseurs que des traducteurs. Seulement voilà, pour bien faire leur travail, il leur faudra posséder un certain nombre de compétences. Connaître parfaitement les deux langues de travail, pour commencer. Bien connaître la culture de départ et celle d’arrivée. Comprendre le contexte, maîtriser les notions abordées (même en traduction générale ou littéraire, il peut y avoir un volume de jargon considérable. En traduction de presse, il convient d’avoir une très bonne compréhension de l’actualité et des enjeux politiques du sujet.)

Bref, le réviseur devra avoir toutes les compétences du traducteur chevronné, celui qui a de l’expérience et de la bouteille, de nombreuses années d’études derrière lui et qui aura acquis tous les bons réflexes. Mais il ne traduira plus.

Il reviendra aux professionnels de démontrer aux donneurs d’ouvrage que la valeur ajoutée du traducteur vaut l’argent qu’il leur coûte.

La traduction non pragmatique est un travail assez peu payé dans l’ensemble, qui permet rarement de vivre correctement. La révision telle qu’on l’imagine ici sera forcément encore moins payée. Le traducteur professionnel se retrouvera donc devant la possibilité de devenir réviseur pour des cacahuètes –et ce, malgré son savoir-faire et son expérience– ou de se reconvertir (élevage de chèvre, pole dance, charcuterie artisanale, enseignement, plumasserie ou autre).

Gageons qu’il optera très vite pour la seconde solution. Que se passera-t-il? Les éditeurs et rédactions se rabattront sur des personnes moins qualifiées et acceptant d’être moins payées. Ces personnes auront peu, voire pas traduit, donc moins de compétences, et livreront des textes de moins bonne qualité aux vérifications aléatoires.

Si l’on veut se faire l’avocat du diable, on peut rétorquer que ça n’a pas d’importance, car personne ne le verra. En effet, par principe, les lecteurs de traductions n’ont pas accès à l’original et n’ont pas les moyens de savoir si elles sont fidèles. Et si le lecteur est content, le reste a si peu d’importance…

Selon Nicolas Froeliger, le métier de traducteur n’est pourtant pas voué à disparaître mais à s’adapter. Il reviendra aux professionnels de démontrer aux donneurs d’ouvrage que la valeur ajoutée du traducteur vaut l’argent qu’il leur coûte. Traducteur, «dont le nouveau rôle sera également de nourrir la machine et de lui apprendre à traduire», développe Nicolas Froeliger.

Attention aux perspectives

Assez récemment, j’ai été impliquée dans ce qu’on appelle une shitstorm sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire une vague de discussion houleuse qui a très vite pris un caractère insultant. Cette micro-tempête s’est déchaînée dans le milieu des traducteurs: j’y soutenais (et je soutiens toujours) que traduire un texte «dans une perspective» (ici, il s’agissait de féminisme) était une trahison et un mauvais travail. Qu’une traduction se devait de tendre à la plus grande neutralité possible, et qu’un texte féministe dans sa version originale le restait dans sa version traduite si le traducteur faisait bien son boulot.

Il est naturellement possible de modifier un texte en le traduisant pour lui donner une autre perspective (féministe mais aussi antiraciste, ou antisémite, ou charcutière, ou autre). Mais il ne s’agit plus d’une traduction; on doit alors parler d’adaptation. Si la neutralité absolue est impossible lors du passage d’une langue à une autre, ce qui s’explique par la diversité des cultures et des modes de pensée, l’honnêteté intellectuelle impose au traducteur qu’il y tende de toutes ses forces et de toute son intelligence.

Une machine comme ChatGPT rend extrêmement simple la traduction déformée d’un texte pour lui donner une couleur idéologique quelconque, sans qu’il y ait besoin d’un traducteur humain. L’horizon dystopique que ce concept nous ouvre donne le vertige. Car le principe d’une traduction est que le lecteur n’ait pas accès à l’original. On peut donc désormais tordre tous les textes que l’on veut à une vitesse folle et les insérer dans l’espace intellectuel public et les réseaux sociaux. On peut aussi, par exemple et au hasard, réécrire toutes les œuvres d’un célèbre auteur de littérature enfantine dans une perspective non-offensante et dénaturer totalement son style et son propos.

Un petit exemple. J’ai demandé à ChatGPT de traduire le célèbre passage du discours de Martin Luther King«I have a dream» I have a dream that my four little children will one day live in a nation where they will not be judged by the color of their skin but by the content of their character»)dans une perspective féministe. Voici ce que m’a livré le logiciel en quelques secondes: «J’ai un rêve que mes quatre petits enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés par la couleur de leur peau ni par la forme de leur corps, mais par le contenu de leur caractère et l’étendue de leur humanité, quel que soit leur genre.»

Ensuite, je lui ai demandé une perspective végétarienne du même extrait, ce qui a donné: «J’ai un rêve qu’un jour mes quatre petits enfants vivront dans une nation où ils ne seront pas jugés par la couleur de leur peau, mais par le contenu de leur caractère et de leur régime végétarien.»

Je lui ai aussi demandé (car il est impossible de s’arrêter) de traduire le début de la célèbre tirade d’Otis dans Astérix et Obélix: Mission Cléopâtre dans une perspective woke. Voici le résultat, que je vous laisse le soin de lui demander de retraduire en français: «You know, I don’t believe in categorizing situations as good or bad. To me, if I had to summarize my life today with you, I would say that it’s all about the connections I’ve made. It’s about the people who reached out to me, perhaps at a time when I couldn’t reach out myself, when I was alone and isolated. And it’s fascinating to consider how chance encounters and the people we meet can shape our destiny, especially in a society where systemic oppression and privilege play a significant role in determining one’s opportunities and success…»

Plongerons-nous dans une spirale vertigineuse de désinformation?

Mais, me direz-vous, il y a des garde-fous. Un éditeur qui entreprendra une telle démarche ne pourra pas passer inaperçu. Une rédaction qui fera traduire des articles en les modifiant pour les faire apparaître sous un autre jour finira par être mise au jour et pointée du doigt. Sans doute, mais combien de lecteurs auront cru à cette désinformation? Combien de lecteurs vérifient les sources des articles qu’ils lisent? Pourquoi le faire, d’ailleurs, ces articles constituant eux-mêmes la source même de nos opinions et de nos réflexions? Qui empêchera des personnes, des partis ou des pays malintentionnés d’inonder les réseaux de fausses informations manipulées à la vitesse de la lumière?

Et surtout, tous les textes détournés qui seront injectés serviront eux-mêmes, à leur tour, de sources… aux humains qui les liront, et aux logiciels qui se baseront dessus pour en fabriquer d’autres. Car ChatGPT et les autres futurs logiciels qui moulineront l’information de demain sont alimentés par des informations existantes dont il faut leur préciser au cas par cas si elles sont vraies ou fausses. La spirale de désinformation non sourcée et bientôt invérifiable dans laquelle nous pourrions plonger est vertigineuse.

Peut-être, après l’excitation première de la nouveauté, découvrira-t-on qu’il vaut toujours mieux demander aux cerveaux humains de continuer d’écrire pour d’autres cerveaux humains. Mais cela requerra un effort financier et du temps, l’humain étant à la fois cher et lent par rapport à la machine.

Assistera-t-on à un nouveau clivage entre les médias qui choisiront la qualité, les sources et leur lectorat d’un côté, et ceux qui auront recours à des machines peu précises, voire produisant des contenus franchement biaisés, avec un lectorat peu regardant sur la déontologie et la vérité, de l’autre? L’intelligence artificielle va-t-elle être la cause d’un clivage entre une élite intellectuelle minoritaire attachée au savoir «à l’ancienne» et une majorité ravie d’être nourrie d’informations dont la véracité lui importera peu tant qu’elles nourrissent ses biais?

Cette réflexion sur la traduction s’étend naturellement à tous les secteurs de l’information et de la communication humaine. Journaux, manuels, revues universitaires: tous les supports de notre intelligence sont concernés.

L’intelligence artificielle n’en est sans doute qu’à ses balbutiements et ceux qui en tireront le plus grand profit seront ceux qui en seront le moins dupes, mais sauront le mieux la manipuler au détriment du plus grand nombre, de moins en moins formé à réfléchir et de plus en plus avide d’informations toutes faites et dont les sources seront devenues invérifiables. Ce n’est pas juste un logiciel que l’on a allumé, c’est une boîte de Pandore qui vient de s’ouvrir.

Bérengère Viennot

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