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Les mondes numériques et nous

CONTRAINTES Le numérique nous transforme peu à peu. Mais en quoi? Et comment? Serge Tisseron, docteur en psychologie et psychiatre, spécialiste des écrans, des questions de famille et notamment des robots nous en parle. Décryptage.

Avant le numérique, on s’échappait de notre quotidien à travers la littérature ou le cinéma par exemple. En somme: on est dans la continuité?

L’invitation à s’immerger dans une fiction existe depuis l’invention des premiers récits. Mais les mondes numériques portent l’illusion beaucoup plus loin, au point qu’on risque d’oublier les contraintes de la vie quotidienne, et même le corps et la mort, qui sont pourtant la base de notre humanité. Car dans ces mondes, les limites de notre corporéité sont minimisées voire effacées, et nos avatars pourront être programmés pour nous survivre.

En quoi le numérique nous transforme-t-il?

Les jeux vidéo et les réseaux sociaux familiarisent très tô tles enfants avec les identités multiples. Le problème est que rien ne les encourage à les relier entre elles, avec le risque qu’ils y perdent le sentiment de leur propre continuité. Le contrepoison, c’est la narration. Et la preuve que les jeunes en ressentent le besoin, ce sont les fans fictions dans lesquelles ils inventent des alternatives aux fictions qui leur plaisent. Parce que l’être humain se construit en racontant.

Et en termes de liens sociaux?

Les communautés ne se construisent plus par proximité physique, mais par centres d’intérêt partagés. La sociabilité en ligne est une vraie révolution anthropologique. Mais on évoque aussi le risque de déliaison sociale. Oui, les personnes isolées, quelle qu’en soit la raison, le seront encore plus. C’est pourquoi le combat contre les effets problématiques des métavers commence aujourd’hui: encourager partout les liens sociaux devrait être une priorité des politiques locales.

Avec le développement des métavers, ces mondes parallèles interconnectés au monde physique, les frontières entre virtuel et réel pourraient se brouiller?

Les contraintes technologiques pour accéder à ces mondes sont encore lourdes et il n’y a pas de risque de confusion. Mais pour combien de temps encore le resteront-elles, on ne le sait pas. En revanche, on peut développer dans ces mondes des comportements inadaptés au monde réel, et être tenté de les y reproduire. C’est-à-dire? Les expériences en immersion sont de vraies expériences capables de modifier les représentations et les comportements. C’est le principe qui guide leur utilisation thérapeutique, par exemple pour soigner les phobies. Les modifications des émotions et des comportements obtenues dans ces mondes se transfèrent au monde réel. Mais le risque existe aussi de prendre de mauvaises habitudes dans les mondes immersifs. Il faut alors arriver à les inhiber dans les mondes réels.

Comme avec la cyberviolence?

Oui. On le voit concrètement avec le durcissement du débat public, qui semble lié au fait que les gens ont appris à interagir avec plus de violence sur les réseaux sociaux. Cette violence s’est déplacée sur les plateaux de télé et dans la vraie vie. Certaines actions, comme le viol, devront donc être interdites dans les mondes virtuels interactifs. Ce sera compliqué, car certains voudront justement y faire ce qu’ils ne font pas dans la vraie vie.

On verra aussi s’installer, dites-vous, de nouvelles formes de normalité…

Oui. La question du deuil notamment sera complètement transformée. Aujourd’hui, quand un proche décède, vous devez vous habituer à l’idée qu’il ne sera plus jamais là. Mais à partir du moment où il pourra rester présent, par exemple grâceàun hologramme, on pourra très bien continuer à vivre avec cette représentation. On lui accordera d’autant plus d’importance qu’elle sera animée par des propos reflétant les pensées que ce proche aurait pu avoir. De même pour la solitude ou la sexualité. Demain, peut-être des gens diront: «Je ne suis pas seul, je suis avec mon robot conversationnel.» Et on pourra vivre en intimité avec des robots sexuels.

Une intimité sans vraie réciprocité?

Bien des gens vivent ensemble sans qu’il y ait de réelle réciprocité. Ils partagent juste un espace, quelques repas, l’éducation des enfants… Quand l’un parle de ses problèmes, l’autre lui parle des siens. Pour avoir longtemps pratiqué la thérapie familiale, je le sais bien. Certains pourraient même trouver davantage de réciprocité avec un robot conversationnel qui leur parle de ce qui les intéresse qu’avec un humain qui ne les écoute pas.

Pour revenir aux métavers, vous les qualifiez de nouveaux far west…

Ils permettront aux grandes marques non seulement de mieux vendre leurs produits physiques en ligne, mais également de développer de larges gammes de produits numériques comme des vêtements, meubles, bijoux… Les gens achèteront pour leur avatar ce qu’ils ne peuvent pas s’acheter dans la vraie vie. Ce sera chaque fois peu d’argent, mais tant de gens achèteront que les sommes seront colossales. On retombe aussi dans les mêmes inégalités que dans la vie réelle… En effet. En même temps, grâce aux certificats NFT (ndlr: non-fungible token – jeton non fongible) chacun pourra créer et vendre des objets numériques en exclusivité. Cela stimulera énormément la créativité, mais avec le risque que nos créations soient coulées dans le moule des algorithmes. C’est tout le paradoxe des mondes numériques: ils augmentent nos possibles et diminuent nos libertés.

Aux générations qui ne sont pas nées dans le numérique, quels conseils donneriez-vous?

De rester confiant en l’idée qu’on peut s’adapter et apprendre à tout âge. De s’entourer de gens différents de soi et d’être beaucoup plus curieux de nos enfants. La grande erreur des adultes, c’est de croire que le monde dans lequel grandissent les jeunes est le leur. Non, ce sera le monde de demain. Car on ne revient jamais en arrière.

Dans votre prochain livre*, vous appelez à construire une société «connectée, responsable et créative». De quelle manière?

En éduquant mieux les enfants à la compréhension de la logique des mondes virtuels et du pouvoir des algorithmes. En leur expliquant comment le numérique nous transforme et transforme notre représentation du monde. Il faudrait aussi beaucoup plus de curiosité de la part des parents sur les activités numériques de leur progéniture. Ces technologies sont celles de demain, mais il faut les aborder de manière non naïve. Et nous intéresser aux nouvelles possibilités de collaboration et de création qu’elles offrent, encore trop peu encouragées par les adultes et encore moins par les pédagogues.

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