NZNTV

NOYAUZERONETWORK.ORG / GENEVA, SWITZ.
Immigration. La route des Canaries se réactive parce que d’autres ont été fermées

ROUTE DANGEREUSE Alors que 140 migrants y ont perdu la vie la semaine dernière, Eva Ottavy, responsable nationale des Solidarités internationales à la Cimade, explique comment et pourquoi la route migratoire passant du Sénégal par les Canaries semble s’être réactivée. Entretien.

La semaine dernière, 140 migrants ont perdu la vie après que leur embarcation, qui transportait 200 personnes, eut pris feu au large des côtes sénégalaises. Il s’agirait du naufrage le plus meurtrier de l’année parmi ceux qui ont été identifiés. Eva Ottavy, responsable nationale des Solidarités internationales à la Cimade, association d’aide aux étrangers, explique comment et pourquoi cette vieille route migratoire passant par les Canaries semble s’être réactivée.

Le drame survenu une semaine plus tôt au large des côtes sénégalaises a fait 140 morts. A-t-on davantage d’éléments sur les circonstances de ce naufrage ?

Eva Ottavy : Il semble que ce soit le naufrage le plus meurtrier de l’année, en tout cas parmi ceux qui sont documentés, car il y a malheureusement un certain nombre de naufrages dont on n’a absolument pas l’information. Le drame serait survenu le 23 ou le 24 octobre, la date reste à déterminer. Les explications divergent un peu. Il semblerait que l’embarcation ait pris feu à la suite d’une explosion sur le bateau. Le sauvetage a été opéré par les autorités sénégalaises et espagnoles, mais il semblerait toutefois que des pêcheurs soient aussi intervenus pour venir en aide aux naufragés. Parmi les 200 personnes à bord, on compte 60 rescapés. 140 sont portées disparues et nous n’arrivons pas pour l’heure à savoir si une partie des corps sont réapparus, sans qu’on ne puisse les identifier. Cinq personnes auraient été arrêtées car considérées comme des personnes ayant facilité le passage. Il faut rappeler que les passeurs peuvent parfois faire partie eux-mêmes des personnes qui veulent faire la traversée et sont alors désignés pour guider le bateau. Mais sur ce dernier point, je présume qu’il y aura une enquête.

Cette route via les Canaries est-elle particulièrement dangereuse ?

Il y a plus de 1 000 kilomètres entre les côtes sénégalaises et les Canaries, notamment lorsque l’on part de Mbour. Le plus souvent, les personnes partent depuis le sud du Sahara occidental, car c’est la côte la plus proche. Cette route est extrêmement dangereuse. On dit souvent que la Méditerranée est dangereuse mais l’océan Atlantique l’est tout autant, a fortiori sur des bateaux qui ne sont pas faits pour ça. Beaucoup de récits démontrent que la traversée est très difficile psychologiquement.

Un navire des gardes-côtes espagnols avec des migrants à bord arrive au port d’Arguineguin, après leur sauvetage au large des îles Canaries le 8 septembre 2020. © DESIREE MARTIN / AFP

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) souligne que le nombre de départs des côtes de l’Afrique de l’Ouest vers les Canaries a augmenté sensiblement ces dernières semaines. Rien que pour le mois de septembre, 14 bateaux transportant 663 migrants ont quitté le Sénégal pour rejoindre l’archipel espagnol. Peut-on noter une augmentation du nombre de départs par rapport à l’an dernier ?

En octobre, plus de 1 000 personnes sont arrivées en 48 heures à bord d’un cayuco – une longue pirogue. Sur les quatre dernières années, les mois de septembre et d’octobre semblent être privilégiés pour les départs. Les statistiques montrent une légère augmentation des arrivées sur ces mois-là, peut-être aussi parce que les conditions météorologiques le permettent. Mais cette augmentation reste relative lorsque l’on regarde les chiffres de plus près. En 2018, 58 000 personnes sont arrivées sur le sol espagnol. Nous étions à 26 000 arrivées en Espagne l’année suivante et nous sommes pour le moment à 25 000 arrivées en 2020, îles Canaries incluses. Il y a peut-être une précipitation, mais il n’y aura pas un doublement d’ici la fin de l’année : il faudra considérer les chiffres annuels et suivre l’évolution sur les derniers mois de l’année 2020.

Peut-on dire que cette route migratoire, très utilisée dans les années 2000, s’est réactivée aujourd’hui ?

Effectivement, cette route se réactive, tout simplement parce que d’autres ont été fermées. Elle a été assez active notamment en 2004, 2005 et 2006 au départ du Sahara occidental. Il y a eu ensuite la mise en place de contrôles et les départs ont commencé à se faire depuis la Mauritanie, entre autres. On peut évoquer l’opération « Hera » de Frontex [l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes – ndlr], dont l’objectif est de renforcer les interventions et les interceptions dans les eaux territoriales de quatre pays avec des patrouilles conjointes : le Sénégal, le Maroc, la Mauritanie et l’Espagne. La route s’est alors désactivée pour se tarir à partir de 2007, poussant les candidats au départ à chercher des passages plus simples.

Comment l’expliquer ?

La mise en place de systèmes de contrôles, pour les frontières terre et mer, fait qu’il y a une adaptation de la part des personnes qui tentent le passage. Celles-ci vont essayer de contourner ces contrôles, choisir des routes beaucoup plus compliquées à passer, et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elles ont besoin d’un intermédiaire – des personnes qui facilitent le passage – et qu’elles se mettent en danger dans ce cadre. La route se réactive aussi car la situation en Libye est devenue compliquée. L’impossibilité de faire débarquer les bateaux de sauvetage côté européen, le blocage de ces mêmes bateaux ensuite notamment par les autorités italiennes [comme l’Ocean Viking ou le Sea-Watch 4 – ndlr], l’enfermement systématique et la situation chaotique généralisée en Libye font que la route des Canaries a commencé à être réutilisée ces derniers mois. La crise sanitaire de la Covid-19 réduit par ailleurs les opportunités économiques pour les jeunes qui ont très peu de possibilités de travailler sur le continent africain. Cela peut pousser une partie des personnes qui n’avaient pas forcément pensé à un projet européen à prendre la mer.

Des voies d’accès sûres et légales permettraient-elles d’éviter ce type de drames à l’avenir ?

Dans l’absolu, les voies d’accès légales existent puisqu’à l’échelle internationale, les gens devraient pouvoir accéder à des visas. Ce n’est pas le cas dans les faits. Étant dans l’incapacité d’y accéder, les personnes décident de partir via des voies dangereuses et c’est comme cela qu’on en arrive à ces drames. Un pays comme la France délivre des visas, la tendance est d’ailleurs à la hausse. Toutefois, on constate que le visa peut être aussi un nouveau moyen de filtrage, une sorte de système de contrôle visant à ne délivrer qu’à des personnes avec un profil en particulier, comme les diplômés, les étudiants et les touristes. Ce conditionnement empêche un certain nombre de personnes d’accéder à des visas pour rejoindre l’Europe, même s’il faut rappeler que toutes les personnes en migration ne se projettent pas forcément sur le continent européen. Nous pourrions faciliter encore davantage la délivrance des visas en baissant les conditions d’accès et en estimant que tout un chacun pourrait prendre l’avion, comme nous pouvons le faire en tant que citoyens français, par exemple. Il y a tout un panel de réflexion à avoir autour de l’égalité des droits, de la liberté de circulation et de séjour. En laissant les gens être mobiles à l’échelle de la planète, ils se sentiraient moins bloqués : lorsque l’on met deux ou trois ans à rejoindre l’Europe depuis l’Afrique et lorsque l’on sait qu’en cas d’expulsion, il sera très difficile de revenir, on a tendance à se sédentariser, parfois dans des situations très précaires. Nous devrions avoir un système de vases communicants, alors que nous avons aujourd’hui un système de blocage, au niveau européen mais pas que, puisque les États-Unis et l’Australie ne brillent pas par leur politique migratoire non plus.

Faut-il repenser notre politique migratoire à moyen et long terme pour mieux accueillir ?

On a du mal à réfléchir les choses autrement, et ce depuis plus de 15 ans. S’il doit y avoir une politique migratoire européenne, il faudrait qu’elle soit basée sur l’égalité des droits, l’accueil et l’accès au territoire européen. Mais les pays européens ne sont pas très enclins à accueillir les personnes étrangères exilées de nos jours. Il faut avoir une vision à long terme et non à court terme, comme c’est le cas depuis une quinzaine d’années à l’échelle européenne.

L’attentat de Nice, perpétré par un jeune de nationalité tunisienne arrivé sur le sol européen par l’île italienne de Lampedusa, pourrait-il avoir des conséquences sur notre politique migratoire et le renforcement des contrôles aux frontières ?

Les contrôles aux frontières françaises existent et ils risquent d’être renforcés à la suite de l’attentat de Nice. Le président de la République a annoncé que l’opération Sentinelle allait être renforcée. Les contrôles sont déjà très forts à la frontière franco-italienne, où ils ont été remis en place sous couvert de lutte contre le terrorisme mais servent surtout à faire du contrôle migratoire. On espère que les femmes et les hommes politiques ne feront pas l’amalgame, même si ce que l’on entend depuis jeudi n’est pas très positif. À la Cimade, on continue de croire que les Français ne mélangeront pas tout, ne feront pas la confusion entre une personne qui a commis un acte de terrorisme et l’ensemble des autres personnes exilées qui veulent accéder au territoire européen dans l’espoir d’une vie meilleure.

Leave comment

Your email address will not be published. Required fields are marked with *.