Movie. « Amour fou », éloge de Jessica Hausner

Movie. Amour fou, quatrième long métrage de la cinéaste autrichienne Jessica Hausner, a été présenté à Cannes vendredi 16 mai dans la section « Un certain regard ». Les deux premiers, Lovely Rita (2001) et Hotel(2004), avaient déjà été montrés dans le même cadre. Amour fou narre les derniers mois de l’écrivain Heinrich von Kleist, dont Arnaud des Pallières présentait ici même l’année dernière, en compétition, son adaptation de Michael Kohlhaas. Les deux films n’ont rien à voir. Celui de Des Pallières était un récit de révolte, celui de Hausner se définit comme une comédie romantique – sur un sujet qui ne s’y prête a priori guère.
Le 21 novembre 1811, Heinrich von Kleist, qui vient d’avoir 34 ans, est au bord du lac Wannsee ; il tue d’une balle de pistolet Henriette Vogel puis retourne l’arme contre lui. Amour fou retrace les prémices de ce « double suicide » qui reste un des épisodes les plus fameux de la littérature mondiale. Son originalité foncière est patente d’emblée, dans la perspective que Hausner choisit pour orienter son récit. Le point de vue du film, en effet, n’est pas celui de l’écrivain génial et torturé, las de vivre, mais celui d’une jeune femme qu’il a élue pour en finir avec lui, dans un geste qu’il voit comme le summum de la déclaration d’amour.
Une comédie romantique… Hausner y insiste dans le dossier de presse, document pour une fois remarquable, qui comporte entre autres un bel essai du critique autrichien Claus Philipp : la drôlerie d’Amour fou vient d’abord de ce que Henriette, mariée à un fonctionnaire de l’État prussien, n’était pas le premier choix de celui que le film ne désigne pas autrement que sous son prénom, Heinrich. Celui-ci s’est d’abord tourné vers sa cousine Marie, dont il ne conçoit pas qu’elle puisse avoir d’autres desseins, se marier, par exemple, que de périr avec lui. Le personnage, interprété par l’acteur de théâtre Christian Friedel, est à la fois touchant et grotesque, à se promener dans les salons berlinois avec l’air d’être prêt à demander à n’importe quelle femme si elle daignerait mourir en sa compagnie – faveur qui, dit-il le plus simplement du monde, le comblerait de plaisir. C’est d’abord par dépit, ou peu s’en faut, qu’il s’adresse à Henriette, interprétée merveilleusement par Birte Schnöink. Henriette commencera par refuser, avant que la déclaration d’un mal mystérieux ne lui fasse de toute façon entrevoir l’imminence de sa fin.
Amour fou est un film d’une immense finesse. Doublée d’une immense ironie, pour reprendre un mot fréquemment employé dans ces chroniques, en l’occurrence emprunté à la cinéaste elle-même. On voit bien les préventions qu’il est possible d’avoir à l’endroit du projet : film en costumes, mise en scène d’un épisode célèbre, solennité des dialogues et sourire en coin de l’image… Un soupçon pèse toujours sur le cinéma autrichien contemporain, celui de Michael Haneke ou d’Ulrich Seidl, pour s’en tenir à deux autres habitués des grands festivals internationaux. Ce cinéma se complairait dans la froideur et le morbide, sinon dans le sadisme. Il ne mettrait en scène des innocents que pour mieux les épingler comme des papillons sur le mur de leurs illusions. Très vieux jeu de la sainteté et du martyre, de l’immaculé et du pourri, auquel il est vrai que ce cinéma prend volontiers un plaisir pervers, et dont l’origine est à l’évidence liée à l’histoire du pays.
Les précédents films de Jessica Hausner pouvaient prêter à ce reproche : trop glacés, trop cliniques, trop sûrs de leur fait derrière un laconisme de surface… L’ironie était déjà pourtant plus tendre que méchante, dans l’histoire contée par Lourdes (2009) d’une miraculée reclouée in fine dans son fauteuil, et dans la manière dont cette histoire mettait en jeu le business de la croyance, les mécanismes contemporains de l’incrédulité et de la foi. La foi est encore au centre d’Amour fou – il en faut, à l’évidence, pour décider de mourir aux côtés de quelqu’un qui n’est même pas votre amant. Mais elle y prend des formes plus douces, de sorte que l’on peut dire que ce n’est pas souvent qu’un film a su parler de la mort avec autant de sérieux et autant de légèreté à la fois.
La drôlerie loge dans l’attitude d’un homme ne démordant pas de son idée mais recherchant une partenaire comme il passerait une petite annonce ou recruterait une collaboratrice. Elle loge dans l’enchaînement des scènes comme autant de tableaux feutrés, un rien raides et pourtant très souples, et dans l’aération alerte de ces tableaux par des morceaux chantés qu’un piano accompagne. Elle loge encore, et plus profondément, dans les interrogations qu’ont chacun de leur côté Heinrich et Henriette : est-elle la bonne personne ? Est-ce pour la bonne raison que la seconde semble répondre favorablement à la requête du premier ?
Ainsi, lorsque Henriette commence à être malade, et qu’autour d’elle s’alarment son mari, sa fille et ses médecins, l’ironie qui apparaît ramène aux questionnements deLourdes. Rien ne l’assure, mais rien non plus n’empêche de penser, en effet, que la jeune femme somatise au plus haut degré. Le mal dont elle est à présent atteinte pourrait être sa réaction contre la perspective de mourir bientôt. Mais il pourrait être aussi la condition dont elle avait besoin pour se donner le courage et se sentir digne d’un geste aussi extrême. Rejet ou alibi : Heinrich verra d’un mauvais œil, de toute façon, cette introduction d’une contingence dans les plans de la jeune femme.
L’autre côté du bouquet
L’amour et la mort, les motifs de l’un et les motifs de l’autre. Les motifs, plus encore, de les vouloir ensemble : autant de thèmes extrêmement difficiles à manier. Et pourtant Jessica Hausner n’appuie pas sur la cruauté. Jamais son sourire ne se fige en rictus. Amour fou est un film dans lequel il n’y a que de la douceur. Dans lequel, c’est-à-dire, il n’y a que de l’inquiétude.
L’inquiétude concerne bien sûr un acte absurde, irréductiblement. Jacques Lacan a fameusement décrit, dansTélévision, le suicide comme « le seul acte qui puisse réussir sans ratage ». Pour qui le commet, le suicide ne laisse rien derrière soi, aucun reste dont le suicidé puisse être comptable. Il n’est pas sûr qu’il en soit de même pour le double suicide, qui n’a d’ailleurs de double que le nom, Heinrich tuant Henriette avant de se tuer, et chacun emportant dans le secret de sa tombe ce qu’aura été pour lui, pour elle, la mort de l’autre. Ce qui retient Jessica Hausner est précisément ce ratage dans la perfection, la fatalité d’une bévue, dans le choix de la partenaire comme dans l’exécution du plan.
Les héroïnes de la cinéaste sont depuis Lovely Rita des jeunes femmes en apparence inoffensives dont la détermination de fer demeure une énigme, aux yeux du monde et peut-être également aux leurs. Non seulement une énigme, mais un scandale. Le miracle de Lourdes laissait ainsi dubitatifs et jaloux les autres fidèles. Ils n’acceptaient pas que soit récompensée Christine, dont c’était le premier pèlerinage, et non pas eux qui faisaient le voyage chaque année. Ils auraient voulu, en somme, que le miracle soit la juste rémunération d’un mérite, soit l’inverse même d’un miracle. Le scepticisme et sa satire s’accompagnaient, dansLourdes toujours, d’un humour tout cinématographique : nul, en effet, ne pouvait douter un seul instant que Sylvie Testud — qui joue Christine — ait jamais eu la moindre difficulté à marcher. Il en va même dans Amour fou, où la signification du suicide pour Heinrich et Henriette reste d’autant plus inaccessible que Hausner refuse de hausser le ton et qu’une autopsie révèlera que la jeune femme souffrait peut-être en vérité d’un mal bénin.
Les extrémités dont sont capables les jeunes femmes de Hausner ont une contrepartie : il semble qu’on doive leur en demander une justification dont les hommes, à l’inverse, sont aisément exonérés. La décision de Heinrich est celle d’un écrivain libre de ses choix, elle appartient d’une certaine manière à son œuvre. Elle n’a pas la même évidence pour Henriette. Amour fou est aussi l’histoire d’une certaine inégalité de condition et de destin. Et dans cette perspective il est tout sauf neutre que le récit soit rythmé par des discussions sur l’influence néfaste de la Révolution française, ni que Vogel, le mari d’Henriette, doive courir les campagnes pour essayer d’appliquer le décret, justement inspiré de l’expérience française et jugé périlleux par lui, d’étendre l’impôt à la totalité des habitants de la Prusse.
Amour fou pourrait donc être un film politique. Un film sur la naissance de l’État moderne et sur celle d’une politique moderne de l’amour. L’enjeu lié à l’égalité devant l’impôt y résonne avec un autre enjeu, lié à l’égalité des hommes et des femmes devant le sentiment et devant la mort, ainsi qu’à l’hypothèse que le double suicide puisse être un geste profondément démocratique. Hypothèse que Hausner moque et prend au sérieux d’un même mouvement : sans rien dénouer, elle donne à voir la lubie d’Heinrich à la fois comme une demande adressée à l’autre et comme le comble de l’égoïsme.
Amour fou commence par un beau plan montrant Henriette en train de donner les dernières retouches à un arrangement de fleurs dans un vase. La caméra est placée d’un côté du bouquet, et la jeune femme de l’autre. Il est une autre phrase fameuse, dite non par Jacques Lacan mais par Jean Renoir, dont ce plan est comme la citation : le Patron, on s’en souvient peut-être, recommandait de peindre « le bouquet du côté où il n’a pas été préparé ».
Le travail de Jessica Hausner ne pourrait, à première vue, être plus dissemblant de celui du moins autrichien des cinéastes. Dans ses films en costumes, dont l’un des plus beaux, La Marseillaise (1938), est justement consacré à la Révolution française, Renoir privilégiait toutefois une gaucherie du costume – la perruque chancelante de son frère Pierre en Louis XVI ! —, un comique historique dont Hausner n’est en vérité pas si loin, bien que son inspiration vienne d’ailleurs, notamment des arts plastiques. Peindre l’autre côté du bouquet était pour Renoir aller au fil de l’eau, privilégier l’impréparé sur le prévu, la liberté sur le contrôle. Hausner, là encore, est ailleurs. Mais ailleurs, cela veut dire aussi, bien que d’une façon, de l’autre côté. Du côté d’une restitution du point de vue féminin dans l’histoire menant vers l’universalisation politique et amoureuse. (Mediapart)