Que reste t’il en avril des droits de l’homme en mars ?

Droits de l’Homme. Pendant tout le mois de mars à Genève, les « droits de l’homme » ont été sur le devant de la scène : c’est le cas deux fois par an au Palais des Nations, mais la session du début d’année est encore rehaussée par le « Festival du film sur les droits humains », qui tient sa « tribune face à l’Onu ». Faisons le point sur ce déballage des pires horreurs, qui n’empêche pas leur multiplication ; et surtout, dont la morale est toujours plus dure à formuler.
Prenons un exemple dans le Festival (www.fifdh.ch), avec le film Kajarya, sur les filles tuées au berceau dans les villages de l’Inde, pour faire place aux garçons. Film de fiction, certes, mais qui reflétait une réalité de tous les jours. A un moment, la justicière – une journaliste qui a dénoncé la « coupable » des mises à mort – demande à la condamnée si elle ne va pas « demander pardon » aux victimes. Et cette sorcière de lui répondre « demander pardon à qui : aux parents qui m’apportaient leur fille pour que je les sacrifie ? » Film plein de paradoxes, où ce sont les bambins du village qui révèlent où on a enterré leurs sœurs… où l’homme le plus humain travaille comme bourreau en ville… et dont la fille n’a d’autre mère aimante que la sorcière. Accuser est une chose, trouver le coupable, une autre… mais un tel film n’était pas de ceux que le Festival pouvait primer.
Le Festival est une des retombées du Conseil des droits de l’homme, qui en a d’autres : autour des grands thèmes de chaque session, donc certains donnent lieu à un rapport ou à une résolution, s’animent les « événements parallèles » de la société civile, et toujours plus, du monde académique (www.geneva-academy.ch). C’est là qu’on entend parler des drames oubliés : le Sahara Occidental dont le Maroc prend le soleil comme énergie, et les fruits pour l’export, la Russie Blanche ou le Kazakhstan, les Montagnards d’Indochine et les Musulmans du Myanmar, le camp d’Achraf et les Chrétiens d’Irak, les Chiites de Bahrain et les Ouïgours de Chine… tandis que le Bouroundi n’a jamais eu sa chance, que le grand Congo a caché le petit, que la Colombie et le Tibet ne sont plus à la mode, qu’on ne s’y retrouve pas entre l’Erythrée et les deux Somalies, et que le Pakistan souffre encore plus de ses juges que de son armée, à l’inverse du Bangladesh (avec ou sans apatrides Biharis), pour s’en tenir aux pays et aux peuples. A quoi s’ajoutent des thèmes sociaux : questions de sexe, de terres, de culte, de santé, dont un des plus tragiques est le massacre des albinos en Afrique. Et comme dans le cas du film Kajarya, il n’est pas simple de trouver le méchant, encore moins de mettre fin au drame. Ce sont souvent les familles des albinos qui les tuent, pour leur malédiction, ou le pouvoir magique de leur chair. Là aussi, le sorcier joue un rôle mais il y a un hic : même en Afrique, on n’amène pas son automobile au sorcier en cas de panne alors, pourquoi les mêmes villageois croient-ils à la magie en matière de santé ?
Mettre fin aux horreurs est ardu, savoir qui et que croire l’est tout autant, on commence à s’en rendre compte (pour la seconde fois) face à l’Ukraine : moins au centre de l’actualité, le Baloutchistan est certes « la colonie intérieure du Pakistan », comme disait un célèbre reporter mais les faits dénoncés par tel ou tel parti baloutche se contredisent parfois. Pis, dans le cas de l’Egypte : deux camps opposés ont présenté les mêmes photos pour dénoncer des massacres, en inversant l’identité des coupables (les uns parlent de tirs ayant fait mille cinq cents morts, les autres, de fanatiques jetant leurs ennemis du toit). De même pour la situation aux Soudan, en Irak et en Syrie, à Bangkok et à Caracas, au Cachemire ou aux Grands Lacs. Et dire que l’Onu clame « le droit à la vérité » des victimes, en tout cas pour les disparus sans explication officielle. « Le journaliste s’il est honnête, ne peut être que faire voir du trouble ; tout propos trop sûr est lourd d’intox » : cette phrase d’Irwin Shaw ornait un des panneaux de l’exposition sur Frank Capa au Palais des Nations en mars. Elle était d’autant plus à propos que la photo la plus connue de Capa était un peu truquée : dommage que, pendant quinze jours, tous ces fonctionnaires des droits de l’homme aient passé devant sans s’arrêter.
Par chance, il y a le roman et les films, qui voient souvent mieux que les experts, comme l’affirmait ces jours un professeur français à un colloque de la Haute école de travail social. Hormis le Festival sus-mentionné, celui du cinéma d’Amérique latine (www.filmar.ch) a fait découvrir d’autres drames oubliés : la répression au Pérou (www.cuchillosenelcielo.pe), ou les détenus qui meurent dans la crasse des prisons ; même Black Movie, qui s’éloigne toujours plus de son Afrique natale, a permis au public d’y jeter un coup d’oeil (voir www.godlovesuganda.com, par exemple). Surtout, c’est à la Librairie Le Rameau d’Or qu’on a eu, en ce début d’année, le témoignage le plus sensible de la Russie coupée en deux, avec le roman Ienisseï (www.editions-verdier.fr).
Annexe
Mais il ne faut pas oublier les grands thèmes de la session, qu’on trouvera sur le site www.ohchr.org (avec même les petits événements parallèles). Cette fois, ce fut en particulier la Corée du Nord, même si là aussi, malgré des cruautés réelles dignes d’un film d’horreur, le « Rapporteur spécial » n’a pas convaincu tout le monde. Le calvaire des Tamouls du Sri-Lanka continue à faire parler de lui, même si le tourisme tente de le gommer. La Syrie est restée au centre de l’attention, comme la Centre-Afrique, qui a déplacé l’attention des parlementaires aux dépens de l’Ukraine (l’Union interparlementaire a tenu sa réunion annuelle aux mêmes dates, de l’autre côté de la Place des Nations). Par contre, le biais pro américain de la déjà rituelle journée du Centre de conférences (www.genevasummit.org, www.unwatch.org), qui se tient juste avant la session onusienne, a irrité même les adeptes de cette dynamique tribune.
La paix des châteaux faibles
La paix et le droit sont les deux premières missions de l’Onu, créée à l’issue d’une boucherie, comme avant elle la Société des Nations. Pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, la paix était solide, le droit, fragile. Et les guerres locales, souvent « de libération », avaient les droits pour prétexte, même quand elles poussaient aux pires crimes. Mauvais moment à passer, pensait-on, avant ces temps messianiques de gauche ou de droite, mais sans une goutte de sang. Or depuis un quart de siècle, tout vire à l’aigre : on sait, mais on tue toujours, on torture, on séquestre, on bombarde… Pis, on découvre que les deux piliers de la démocratie font mauvais ménage : la volonté populaire par des élections libres, c’est facile à voir et même à faire ; les droits de chacun et de chaque groupe, que clame une Constitution, c’est complexe… plus difficile à mesurer, vérifier, assurer. C’est même souvent les dictatures qui protègent les minorités, à défaut de respecter les majorités. Les printemps des peuples sont ceux de la foule, tandis que les automnes démocratiques, chez nous, se servent des minorités… jusqu’à l’absurde (la Suisse défend « la dignité du végétal », et « le droit au refus du dépistage du sida »). La société civile pense qu’en ajoutant – aux droits parlementaires de la majorité et aux droits constitutionnels des minorités – un troisième type de droits socio-économiques, on pourra sortir de l’impasse. C’est d’autant plus douteux que des trois sortes de droits, c’est le quatrième qui est en train de s’effondrer : le quatrième, ou plutôt celui qu’on croyait si bien acquis qu’on ne lui donnait même plus de numéro : la paix. Or comment défendre les droits de l’homme quand la guerre revient, avec des francs tireurs et des francs tueurs ? Les amis des droits de l’homme montrent des films, au Palais ou au Festival, qui font la part belle aux émeutiers de partout (Brésil de gauche compris, ce qui laisse de marbre le politologue Alfredo Valladao). Mais peut-on défendre le droit avec « deux poids deux mesures » ?
Le pouvoir de qui est au bout du fusil ?
De l’émeute à la guerre, il n’y a désormais plus qu’un pas : si une leçon devait être tirée de l’Ukraine, c’est bien celle-là, que l’Union Européenne ne voit pas. Et le monde académique, guère mieux : les études, colloques, rapports… sur les armes et la guerre se succèdent à Genève, autour de la Maison de la Paix (voir, entre autres,www.geneva-academy.ch, et www.gcsp.ch). Mais pour un juriste ou un chercheur, une arme n’est pas un objet fait pour gagner, comme dans le film The Lab qui défraie la chronique ces temps. C’est un sujet de droits du citoyen, et hélas de chiffres en général faux, sauf si une université hors système y met son grain de sel, comme Webster avec son colloque « Conflict resolution ». Ou alors, quand un événement tragique survient : « Bridging the Research-policy Divide », tel était le souci d’un colloque de Small Arms Survey au début de l’année, en mémoire à un chercheur enquêtant sur le trafic d’armes en Amérique Latine, et mort dans l’avion d’Air France éclaté. C’est de cet événement rare et émouvant que l’on pourra trouver prochainement sur www.sneez.info