Après la ’Ndrangheta, la lente reconstruction d’Annamaria

LIBRE Annamaria et ses enfants ont quitté la Calabre il y a près de dix ans pour le nord de l’Italie. Elle est l’une des premières mères à avoir intégré le projet « Libre de choisir » et expérimenté une nouvelle vie, loin de la mafia calabraise.
Nord de l’Italie.– En reparcourant sa vie, Annamaria* se pardonne d’être tombée follement amoureuse de la mauvaise personne. Elle était jeune, avait quitté sa région pour travailler dans un bar de Reggio de Calabre et n’avait aucune idée du fait que l’homme qui la courtisait était l’un des chefs de clan d’une puissante famille de la ’Ndrangheta. Il était attentionné, protecteur, elle savait vaguement qu’il avait fait un passage en prison – mais qui n’a jamais fait d’erreur dans sa vie ?
Sa première grossesse la catapulte dans un univers dont elle ne sait rien, celui d’une famille où le père est derrière les barreaux pour tentative de meurtre, où l’un des fils a été assassiné à 17 ans lors d’un règlement de comptes entre clans rivaux et où l’autre est en prison. Dans le quartier populaire où Annamaria vit avec son mari et sa belle-mère, leur nom de famille évoque le trafic de cocaïne, les extorsions et « l’association mafieuse », selon l’expression consacrée en Italie. Ce qu’elle ne se pardonne toujours pas, près de vingt ans plus tard, c’est de s’être laissé aspirer à son tour par la malavita.
Le ronron d’un poêle à bois couvre les silences laissés par les sanglots d’Annamaria. Dehors, il fait nuit. Dans cette ville moyenne du nord de l’Italie où elle a recommencé sa vie avec ses fils, l’hiver semble plus long qu’ailleurs avec ses nuages bas, sa pluie fine et sa chape de brume. « La famille mafieuse accapare ta liberté. Tu ne peux plus décider de rien, même pas pour tes enfants. Mon mari décidait de tout, du choix de leur prénom à celui du parrain et de la marraine », raconte-t-elle, encore émue.
Pendant sa grossesse, elle décide d’aller voir son frère. Son mari, assigné à résidence, lui flanque un chaperon. Hors de question qu’elle voyage seule, hors de Calabre, en portant leur enfant : « J’ai dû partir avec mon beau-frère, ils avaient peur que je ne revienne pas. »
« Notre chance a été que mon mari soit arrêté quand mes enfants étaient encore petits, estime Annamaria. Ils n’ont pas eu le temps de comprendre à quelle famille ils appartenaient. » Ses deux garçons sont censés, comme dans chaque famille de la ’Ndrangheta, suivre les traces de leur père. Pour les endurcir, de retour d’une sortie en montagne, il s’amuse à baisser les vitres de la voiture pour que l’air glacial s’engouffre dans l’habitacle et fouette le visage des enfants installés à l’arrière, dans leur siège bébé.
L’arrestation
Quand son mari est incarcéré, la jeune mère peut enfin éduquer ses enfants comme elle le souhaite. Son petit plaisir est de leur offrir des Lego, qu’ils adorent. Pour son premier Noël seule, elle leur offre une voiture de police à construire. « Ne t’avise plus jamais de leur offrir un truc pareil », lui intime son mari lors d’un parloir.
Mais elle est encore éperdument amoureuse et quand il lui demande de devenir sa mandataire à l’extérieur, de réclamer de l’argent en son nom, elle accepte. Le petit manège dure un mois et demi avant qu’elle ne soit arrêtée. Elle est incarcérée pendant vingt-cinq jours : « Un trauma. » En attendant le verdict, elle est assignée à résidence pour s’occuper de ses fils. Convoquée par le tribunal pour enfants de la ville, Annamaria n’a qu’une crainte, qu’on lui retire les siens.
Au tribunal, le juge Roberto Di Bella déplie une lettre vieille de douze ans retrouvée, par hasard, alors qu’il déménageait son bureau, quelques jours plus tôt. Lorsqu’il commence la lecture, le regard dur et sombre de la jeune femme s’embrume. Les mots qu’elle entend ressemblent étrangement à sa vie : « Cette lettre, c’est votre belle-mère qui me l’a écrite. » À l’époque, elle lui avait demandé d’aider son petit dernier à sortir de prison, écrasée par la douleur de ne le voir qu’au parloir. « C’est la vie que vous voulez pour vos fils ? », interroge Roberto Di Bella.
Ça m’a semblé très bizarre qu’on me tende la main. Je me demandais ce qu’ils voulaient en échange.
Annamaria
Il lui propose que ses fils intègrent « Libre de choisir », son projet novateur pour permettre aux mineurs qui ont grandi dans des familles mafieuses d’être placés, loin de la Calabre, pour prendre un nouveau départ. « Jamais de la vie, je ne collabore pas », s’emporte-t-elle.
« Ça m’a semblé très bizarre qu’on me tende la main, se souvient aujourd’hui la quadragénaire. Je me demandais ce qu’ils voulaient en échange. » Dans son cas comme dans celui de nombreuses compagnes de boss mafieux, les informations détenues ne sont pas suffisantes pour collaborer avec la justice et intégrer le programme de protection. Parfois, elles ne veulent simplement pas le faire. « Je l’ai revue vingt jours plus tard, en bas du tribunal, se souvient le juge. Quelque chose avait changé dans son regard. » Annamaria veut partir avec ses enfants mais l’implore de ne pas les faire adopter lorsqu’elle devra purger sa peine après sa condamnation définitive.
Une vie dans l’ombre
Son départ se prépare dans le plus grand secret. Le réseau de l’association antimafia Libera lui trouve rapidement un logement dans le nord du pays. Mais comment exfiltrer la famille de ce quartier où la ’Ndrangheta commande et où les murs ont des oreilles ? « Elle vivait encore chez sa belle-mère, arrêtée entre-temps, les services sociaux ne voulaient pas aller chez elle, c’était trop dangereux et elle ne pouvait pas sortir du quartier avec des valises », se souvient le juge Di Bella.
Les mois passent, Annamaria reçoit enfin le coup de fil tant attendu : « Vous partez lundi, on a vos billets d’avion. » Deux voitures banalisées viennent la chercher au petit matin et l’escortent jusqu’à l’aéroport : « La peur ne m’a pas lâchée jusqu’à l’embarquement. »
En plein été, elle débarque dans cette ville à l’autre bout de l’Italie. L’appartement qui lui est réservé n’est pas prêt, elle est logée dans un petit T2 au cinquième étage d’un immeuble sans ascenseur. La chaleur est étouffante, la solitude immense. Ses enfants fondent en larmes régulièrement, elle aussi. Peut-elle seulement encore faire marche arrière ? Elle n’a nulle part où aller et son choix de partir avec ses enfants a potentiellement mis une cible sur sa tête : « Si un jour mon ancienne belle-famille veut se venger, ce sera contre moi qui leur ai retiré les enfants, tu n’as pas le droit de te mettre en travers de la route d’un mafieux, ses enfants sont intouchables. »
Les registres d’état civil sont publics, si quelqu’un veut savoir où ils habitent, il trouve en une seconde.
Francesca, bénévole aidante
Les premières années, elle ne dort pas, a peur d’un bruit de sonnette, de sortir le soir, d’être enlevée en rentrant chez elle ou qu’on lui tire dessus. « Quand tu connais ce milieu, tu sais à quel point il est cruel », explique-t-elle.
Chaque nouveau pas dans cette vie demande une attention extrême, car contrairement aux témoins et collaborateurs de justice qui intègrent le programme de protection de l’État italien, les familles du protocole « Libre de choisir » conservent leur identité. « À une époque où en deux clics tu sais où les gens vivent, on ne se sent pas protégés », regrette-t-elle. Un projet de loi prévoit un changement d’identité à l’avenir. En attendant qu’il soit adopté, il a fallu ruser.
« Les registres d’état civil sont publics, si quelqu’un veut savoir où ils habitent, il trouve en une seconde. Ils ne peuvent donc pas déclarer leur résidence ici mais ça veut dire ne pas pouvoir s’inscrire à l’école, ni au bus qui y amène, ni avoir le permis de conduire. » Accoudée à la table de réunion d’un bureau baigné par une blanche lumière d’hiver, Francesca revient sur les premiers mois d’installation de la famille calabraise.
Tout comme Stefano et Paolo, assis à ses côtés, elle a été le dernier maillon d’une longue chaîne destinée à rendre possible la nouvelle vie d’Annamaria et de ses fils. Ils les ont accompagnés à titre bénévole et citoyen, sans la bannière d’une association. Ils ont d’abord géré le quotidien et les problèmes de bureaucratie.
De nouveaux liens
Au fil des mois, les tracas administratifs ont cédé la place à une autre priorité. « Le plus important est de créer des relations positives et différentes, sans ça, la mémoire des relations très fortes en Calabre risque d’être comme une sirène qui les attire, estime Paolo. On redoutait l’adolescence qui aurait pu les pousser à chercher leurs racines, à renouer avec un niveau de vie beaucoup plus élevé et prestigieux que celui qu’ils ont ici. »
C’est l’un des grands défis du projet : créer des liens forts autour des enfants pour leur proposer une alternative de vie solide, y compris au niveau émotionnel. Car dans les organisations criminelles qui reposent sur des structures familiales, les liens entre les membres de la famille sont extrêmement soudés.
Quand Annamaria a été incarcérée et ses fils placés temporairement en famille d’accueil, Francesca, Stefano, Paolo et les autres les ont accompagnés pour lui rendre visite. Ce sont eux, encore, qui ont organisé des fêtes de Noël, des dîners ou des vacances tous ensemble, mais aussi les appels au père des enfants depuis une ligne sécurisée des services sociaux de la ville, ou les visites en prison pour que les enfants voient leur père sans mettre en danger leur mère.
« C’est devenu une famille, ils ne m’ont jamais laissé seule, on affronte tout ensemble », sourit Annamaria alors que dans la pièce voisine, Francesca aide l’un de ses fils, désormais lycéen, à faire ses devoirs. « Les garçons sont extrêmement reconnaissants du choix qu’a fait leur mère, ils l’estiment beaucoup », confie Stefano. Ces mots-là, Annamaria ne les a jamais entendus de la bouche de ses fils : « Ils n’en parlent jamais, comme s’ils avaient un peu honte et parce qu’ils savent qu’aujourd’hui encore, le passé me fait mal. »