Movie. L’amour physique et sans issue de «Love»

LOVE ME TENDER. Le film de Gaspar Noé vaut mieux que son marketing pourri. La 3D, utilisée comme une enluminure qui protège les corps des regards qui voudraient les souiller, apporte un plus à cette élégie sexuelle, aussi agaçante qu’envoûtante.
Le film de Gaspar Noé débarque en Suisse précédé d’un teasing racoleur, d’une controverse stérile d’experts du X, d’une projection cannoise hystérique et, surtout, assorti d’une interdiction aux moins de 18 ans intervenue en cours d’exploitation. Contre l’avis du Ministère de la culture, l’association d’extrême droite Promouvoir a en effet obtenu gain de cause. Une interdiction complètement anachronique alors que le Web regorge d’images autrement plus violentes, gratuites et accessibles à tous. Mais une interdiction qui, paradoxalement, rend hommage au cinéma. En diabolisant Love – qui a tout fait pour cela – les censeurs laissent entendre que le septième art n’a pas tout perdu de son pouvoir subversif.
Passé ce préambule, que vaut le quatrième long-métrage de Gaspar Noé? Mieux que toutes les pollutions marketing qui l’ont transformé en objet sulfureux. Love sent moins le souffre que la souffrance. A la fois cérébral dans sa manière de suivre le point de vue d’un homme en état de mélancolie avancée, et très mammifère dans son approche physique, organique et sensorielle des corps, Love est un film inégal, tantôt très agaçant, tantôt envoûtant comme un rêve dont on ne se souvient pas au réveil mais qui laisse son empreinte pour la journée.
Murphy (Karl Glusman), étudiant de cinéma à Paris, 25 ans, reçoit un 1er janvier le téléphone inquiet de la mère d’Electra (Aomi Muyock), la femme qu’il a aimée deux ans auparavant. Par de longs flash-back entremêlés, et sous l’effet de l’opium, celui qui est devenu père de famille et mari malheureux se souvient de cette passion, gâchée par sa faute.
Comme Irréversible qui racontait l’histoire d’un viol à l’envers, Love est une machine à remonter le temps. Comme toujours, Gaspar Noé cherche la source, ce temps originel où rien n’a encore été altéré, où tout est pur, simple, enfantin. Seul le retour en arrière et sur soi permet de rejoindre – en le sachant définitivement perdu – cet état d’avant la salissure. A ce titre, Love peut aussi se lire comme le verbe se lover, s’enrouler sur soi-même ou se blottir au creux du corps de l’autre, refuge au temps qui détruit tout, comme il le disait de manière si péremptoire dans Irréversible.
Une critique positive veut que l’on commence par le pire pour finir par le meilleur. Alors commençons par le plus irritant. Sa puérilité, qui est aussi celle de son personnage; sa prétention, qui, elle, n’est que le fait de Gaspar Noé, quand il s’auto-cite, quand il phagocyte son personnage pour le tirer vers ses obsessions ou quand il s’imagine en démiurge auto-engendré. Gaspar Noé est à la fois le réalisateur, le personnage principal et l’enfant qui vient de naître, prénommé Gaspar.
On ajoutera des dialogues indigents, une coquetterie dans le trash et un humour potache un peu pathétique. Si la part «cérébrale» pêche par son amphigourie adolescente, sa part animale, en revanche, enclenche un carrousel de sensations et offre de magnifiques envolées lyriques.
Contrairement à l’ensemble de toutes les productions courantes, Love vaut essentiellement pour ses scènes de sexe. Elles sont nombreuses, lentes, en plans fixes le plus souvent, très belles – Gaspar est fils de peintre et cela se sent – en particulier la scène d’ouverture, calme, tendre, explicite et non simulée, mais très loin du caractère pornographique que lui prêtent les censeurs.
Ici, il n’est jamais question de performances; la jouissance n’est pas forcément une finalité (on peut faire l’amour pour sceller l’intimité); le système pileux des femmes est plus proche de L’Origine du monde que des sexes imberbes et improbables du X; la mutualité du désir est plus importante que son accomplissement.
Ici, on varie les plaisirs dans la réciprocité et on s’accroche au corps de l’autre comme un naufragé, oui, un naufragé car Love est la chronique d’un désastre annoncé. Une sorte de Titanic érotique. Les icebergs, on les connaît: la drogue, l’infidélité, la jalousie, l’addiction aux sensations fortes, l’immaturité, et plus ontologiquement la vie elle-même, vouée à disparaître dès la naissance. Que le film commence un 1er janvier, jour de renouveau, pour s’adonner au deuil n’est pas un hasard
Une partie de la presse a jugé le film beauf et misogyne. C’est injuste. Si beauferie et misogynie il y a, elles sont consubstantielles au personnage de Murphy, grand dadais amoureux, qui sacrifie sa passion pour un banal vaudeville, avec un enfant comme rançon de l’adultère. Il est l’artisan de son malheur.
Et la 3D, direz-vous? Contre toute attente, c’est la bonne surprise de Love. Vendue comme la promesse aguicheuse d’une immersion totale, la 3D est moins une invitation au voyeurisme qu’un écrin de protection. Il y a une scène où Murphy et Electra regardent dans une visionneuse à l’ancienne des photos que nous, spectateurs, ne voyons pas. Ils se font leur petit cinéma tout seuls, dans une intimité qui ne souffre aucune intrusion.
La 3D a la même fonction: en offrant l’artifice d’une profondeur de champ, en mettant les corps en relief, en jouant sur le côté théâtral, elle met à distance plus qu’elle ne nous fait pénétrer dans l’intimité des corps. Lesquels, baignés d’une lumière-halo, sont comme protégés des regards qui pourraient les souiller. Il faut saluer le beau travail d’enluminure du chef opérateur Benoît Debie.
Autre réussite qui devrait convaincre même les plus réfractaires: la bande-son. Les choix de Bach et Satie (joué au violon plutôt qu’au piano) renforcent le côté élégiaque de cette romance, tandis que le planant et magnétique «Maggot Brain» de Funkadelic (1971) l’engage dans une transe douce, seul remède au chagrin.
Marie Claude Martin